La Stase dramatique chez Jean-Luc Lagarce
J’étais dans ma maison et j’attendais que
la pluie vienne

- Jean-Paul Dufiet
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Les cinq femmes de JMM vivent le métadrame de n’avoir pas de vrai drame dans leur propre vie, de n’avoir aucun événement terrifiant qui explique ou justifie ces vies que toutes, même les moins âgées, jugent perdues. Leur bagage existentiel ne contient qu’un fait qui n’a rien d’exceptionnel : un frère-fils qui au seuil de sa vie d’adulte quitte le toit familial pour l’aventure de la vie. Et ces cinq femmes possèdent une authentique conscience de leur situation puisque souvent elles examinent leurs propres pensées, ou celles des autres, avec le recul d’un second degré :

« Et dans ma tête, encore, je pensais cela : est-ce que je n’ai pas toujours attendu ? et cela me fit sourire de me voir ainsi » (p. 7) [34] ; « cela leur plaît aujourd’hui : des souvenirs de batailles rangées. Ont [35] la belle imagination et fertile » (p. 42) ; « j’ai pensé ça : Ai-je jamais vu un sac de marin de ma vie ? » (p. 17).

Les femmes s’inscrivent fréquemment dans une distance énonciative vis-à-vis de leur propre univers. On peut en relever plusieurs manifestations. Par exemple elles se détachent de leur unique lieu de vie : « Je le regarde venir vers moi, vers moi et cette maison. Je le regarde » (p. 9) [36]. Elles introduisent une forte distance avec leur frère-fils et les autres femmes : « lorsque le jeune frère celui-là » (p. 17), « celles-là », « et celles-là encore » (p. 23), « celle-là ta mère » (p. 34), « le jeune frère » (p. 43), « la mort de celui-là, la mort du jeune frère » (p. 44). La famille semble étrangère à elle-même. De nombreuses expressions effacent les liens affectifs ; la parole paraît extérieure au vécu et à l’intimité. Leur séparation énonciative suggère qu’elles ne participent pas pleinement au monde de leurs vies perdues, mais qu’elles y récitent des rôles. Elles appartiennent à un événement qu’elles n’ont pas décidé intimement et dans lequel elles sont embarquées, semblables à des actrices en scène en train de jouer une pièce qu’elles écrivent sans le vouloir vraiment :

 

ce que nous faisons (….) on chante notre chanson, on danse notre danse un peu lente, toutes les cinq,
toutes toujours comme nous nous avons toujours été,
comme nous avons toujours appris à le faire,
toutes ces années perdues,
notre pavane pour le jeune homme, cette histoire-là (p. 44).

 

Les femmes commentent leur comportement avec la conscience qu’un acteur a de son personnage. Les personnages tendent à se considérer, avec lucidité, comme des comédiennes jouant une pièce qui représente un malheur à la fois intense et insuffisant : « on voulait la tragédie, la belle famille tragique mais nous n’aurons pas cela, juste la mort d’un garçon dans une maison de filles (...) rien d’autre » (p. 45). Elles voudraient donner de l’intensité à leur histoire familiale, la faire entrer dans les histoires exemplaires : « on rêvait, on voudrait cela, on aurait voulu cela, ce serait beau et douloureux et noble encore… » (p. 45). Elles voudraient participer à un destin admirable, à l’héroïsme des sentiments familiaux absolus : « elle ne survécut pas à son frère, elle l’aimait tant qu’elle mourut avec lui, de détresse comme ça » (p. 45).

La mort du frère-fils hors scène ne fait pas une tragédie, mais une plainte modulée à cinq voix, un Stabat Mater sans religion, une mélopée des affects changeants au cours de cette attente. Pour ce frère-fils tant attendu, aucune femme ne mourra. Nul n’acquiert ici le statut de héros. Celui qui revient n’a pas le prestige des voyageurs au long cours, et celles qui sont restées n’ont pas l’aura des femmes qui se sont sacrifiées. La stase chez Lagarce est synonyme d’échec et d’impuissance [37].

Les cinq femmes ne peuvent que constater l’abîme qui existe entre l’idée sublime qu’elles ont d’elles-mêmes, et la plate réalité dont elles ne sortent pas : « Elles se jouent à elles-mêmes la légende de leur vie » (p. 63). En fait, elles rêvent un autre théâtre, comme on rêve une autre vie. La « légende » donnerait sens au malheur de l’attente, la vérité familiale pourrait résonner sur la scène de la vie, et les cinq femmes seraient dignes du grand genre théâtral, la tragédie. Cette vision méta-théâtrale laisse entendre que la vie, pour devenir idéale, devrait être la mimésis du théâtre.

Au plan structurel la stase de JMM est un effet de l’absence d’action, de la disparition de toute narration dramatique et de l’épuisement de l’invention fictionnelle ; tout concourt à une théâtralité minimale, rassemblée dans une seule situation élémentaire qui reproduit le réel familial et domestique le plus banal, en un seul lieu sans matérialité, dans un temps qui s’est arrêté. C’est dans ce cadre structurel que la pièce concentre sa théâtralité de la parole. La stase produite par la langue des personnages est perceptible immédiatement, et, paradoxalement pour une pièce aussi élaguée, de manière spectaculaire. Les procédés linguistiques de Lagarce dénaturalisent la parole en l’amplifiant. La théâtralité de JMM tient d’abord à l’effet de tension entre deux formes dramatiques de stases complémentaires : d’un côté l’effacement de l’action conflictuelle et de la narration qui amenuise les structures textuelles au point de les rendre squelettiques ; et de l’autre côté, une expression verbale qui déborde, qui prolifère, au point de rompre avec la mimésis conversationnelle et de métamorphoser totalement les usages de la parole authentique. Comme dans deux ou trois autres pièces de Lagarce, l’esthétique de JMM repose sur une alliance entre l’excès du verbe et l’effacement des structures dramaturgiques de l’agon.

 

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[34] Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, Op. cit., p. 7. Les références des citations suivantes sont notées entre parenthèses. Nous soulignons.
[35] Sic
[36] Dans cette citation comme dans les suivantes, nous soulignons.
[37] Béatrice Jongy, « Introduction », dans Les “Petites tragédies” de Jean-Luc Lagarce, Neuilly-les-Dijon, Les éditions du Murmure, 2011, p. 9.