La Stase dramatique chez Jean-Luc Lagarce
J’étais dans ma maison et j’attendais que
la pluie vienne
- Jean-Paul Dufiet
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Parallèlement, l’acte de parler s’avère très compliqué pour chaque personnage. Leur parole est faite de multiples figures de rhétorique très proches les unes des autres [28]. Se bousculent dans les phrases : des répétitions, des reformulations, des ajustements, des reprises, des nuances, et dans d’autres cas des réticences, des rectifications, des paremboles [29], des incises aussi, et parfois des digressions assez longues. C’est une parole qui ne sait pas aller droit au but. Chaque femme cherche moins le mot juste que la totalisation de tous les mots possibles qui envelopperaient sans reste la situation, l’événement, la pensée, les sentiments et jusqu’à l’acte même de dire. Le sens tend alors à se gélifier sous la pression de trop de possibilités lexicales proches mais différentes. La parole piétine et bégaie. Le discours n’avance que très lentement, revenant sur son lexique comme les anneaux d’une spirale. Les prédicats sont en suspension, le focus arrive en retard, la parole entre en stase en raison de sa surabondance [30]. Des phrases simples, indépendantes, brèves se juxtaposent avec des liens sémantiques mais sans liens syntaxiques, ou avec des liens syntaxiques très faibles. Les énoncés s’accumulent les uns à la suite des autres comme si le réel n’était constitué que de faits et de moments isolés qui ne se relient pas, que ce soit dans la logique, dans l’émotion ou dans le souvenir. Le monde n’est pas seulement clos, il est également morcelé. Les énoncés tendent à s’empiler sur l’axe paradigmatique ; la parole se paralyse en proliférant dans une sorte d’ébullition verbale ; au lieu d’avancer la parole bouillonne.
Ce phénomène est aussi dû à la manière dont les personnages gèrent les différents points de vue qui entourent les maigres événements qu’ils vivent. Chaque femme subit une sorte de tourment de la polyphonie [31]. Toute parole est en effet soumise à la multiplicité des points de vue. Comme le fait La Plus Vieille de manière assez exemplaire :
Il dort comme il dormait lorsqu’il était enfant. Il était évanoui à mes pieds, j’ai eu peur aussitôt qu’il meure.
Je le regardais et je me suis dit cela : « Il dort comme il dormait lorsqu’il était enfant. »
C’est drôle. Nous l’avons pris, une sous les bras, comme on le voit toujours faire, comme on suppose toujours qu’il faille porter les corps évanouis, je ne sais pas, les gens tombés à terre, les photographies, les tableaux.
Nous l’avons pris, l’une sous les bras et l’autre empoigna ses pieds – c’est moi qui empoignai ses pieds – et nous l’avons monté à l’étage. Il est devenu léger, son corps est amaigri, mais pour nous c’était lourd encore.
C’est du travail.
La petite a pris le sac, il n’y avait que ça qui l’intéressait. On le lui a laissé (p. 12).
A sa pensée et à son sentiment s’ajoute son jugement sur ce qu’elle pense et sur ce qu’elle a pensé ; en procédant ainsi, elle coupe le fil de son discours. Mais elle insère aussi les pensées qu’elle prête à celle ou à celui dont elle parle. En outre, elle peut également introduire la doxa provinciale, et parfois, lorsqu’elle s’adresse à une autre femme, inscrire dans son discours les pensées supposées de cette interlocutrice à propos de ce qu’elle est en train de dire.
Même si de telles opérations verbales s’appuient sur le fait que toute parole aspire au dialogue [32], les opérations que l’on vient de décrire ne recherchent pas pour autant une véritable interaction. Cette polyphonie fait droit au point de vue d’autrui tout en désamorçant sa parole, parce que de fait, puisque celle-ci a été anticipée, elle devient inutile ou superfétatoire. Il en résulte d’ailleurs que les personnages de Lagarce parlent souvent à la place des autres. « La prolifération de la parole épuise le champ des réponses possibles de sorte que le destinataire (…) n’a plus qu’à jouer solipsisme contre solipsisme » [33]. Ici, la parole polyphonique ferme le dialogue, bouche tout échange, élimine la possibilité même d’un conflit dramatique parlé. D’une certaine manière Lagarce a une conception très aristotélicienne du théâtre, qu’il réalise à rebours des intentions du théoricien grec : pour éliminer l’action dramatique, il élimine le dialogue authentique par la polyphonie, laissant se créer un chœur des voix.
JMM repose donc sur une solidarité essentielle de la parole et de l’immobilité. Puisque le discours de chaque femme est embouteillé par l’accumulation des points de vue, il en résulte que la parole est dévitalisée, qu’elle perd la force performative qui est sa propriété première au théâtre. En scène, la performativité naît d’une expression verbale complète, clôturée, libre de toute modalité de doute et d’incertitude. A l’inverse, la parole qui revient sur elle-même et se conteste constamment est profondément anti-performative. La reformulation et la variation continues épuisent la force du dire. C’est alors une autre fonction de la parole qui se réalise dans JMM. Les cinq femmes, parce qu’elles examinent continuellement les mots qu’elles emploient, ont une conscience métalinguistique permanente et aiguë qui se substitue à l’efficacité de leur parole, à sa performativité. En s’exposant exclusivement comme un parleur et en intervenant constamment sur son propre discours, chaque personnage de JMM affirme ainsi sa présence énonciative contre son impuissance performative et conquiert l’existence dont le prive son inaction dans le réel de la fiction.
La théâtralité de la stase
Toute notre réflexion sur la stase dans JMM nous conduit à nous poser une question : comment la dramaturgie de cette pièce fait-elle théâtre ? C’est en fait dans le rapport à leur propre histoire, à leur propre situation, et à leur propre parole, que les cinq femmes déploient la théâtralité de JMM.
Chez Lagarce, comme chez Novarina ou Minyana par exemple, la stase de l’action dramatique libère la parole. Le dialogue n’est plus contraint et limité par sa fonction narrative, par ses obligations fictionnelles et par ses structures d’antagonisme entre les personnages. La stase dramatique, parce qu’elle laisse le sujet fictionnel en dehors de toute entreprise, lui offre en même temps une forte capacité d’examen de soi. Depuis Hamlet et les figures qui s’enlisent dans l’irrésolution, on sait que très souvent au théâtre, les personnages qui agissent le moins sont ceux qui s’auscultent le plus. Chez Lagarce cette tendance se concrétise dans la méta-discursivité et la méta-théâtralité.
[28] Ce qui n’est pas vrai dans toutes les pièces de Lagarce. Voir Sylvain Diaz, « L’action mise en crise dans Les Prétendants », dans Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique, IV, Colloque de Paris III, Op. cit., p. 31.
[29] Jean‑Pierre Sarrazac, « Du fils prodigue au drame-de-la-vie », art. cit., pp. 284-285.
[30] Chez Beckett la stase de la parole est due au contraire à l’épuisement du verbe.
[31] Jean‑Pierre Sarrazac, « Du fils prodigue au drame-de-la-vie, art.cit., p. 278.
[32] Armelle Talbot, « L’Epanorthose : de la parole comme expérience du temps », dans Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique, IV, Colloque de Paris III, Op. cit., p. 258.
[33] Ibid., p. 265.