La Stase dramatique chez Jean-Luc Lagarce
J’étais dans ma maison et j’attendais que
la pluie vienne [1]
- Jean-Paul Dufiet
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Un théâtre sans action
Depuis La Poétique d’Aristote, le théâtre représente une action dialoguée au présent [2]. On entend le mot « action » comme un conflit [3], entre des individus et/ou des forces (psychologiques, sentimentales, sociales, politiques, historiques), dont la résolution à travers une intrigue transforme la situation initiale du monde représenté. L’absence d’action provoque ce qu’on appellera une stase dramatique, comme dans le théâtre français du XVIe siècle, avec, par exemple, Etienne Jodelle (1532-1573) et Robert Garnier (1544-1590). La dramaturgie de ces deux auteurs de la Renaissance ne repose nullement sur une action mais sur l’expression lyrique et poétique des personnages. Le théâtre est alors principalement un lieu qui met des discours en résonance.
C’est à partir du XVIIe siècle que la dramaturgie française a fait de l’action son principe directeur et structurant. Toutefois, dans cette dramaturgie de facture aristotélicienne, la séparation entre action et stase n’est pas absolument radicale. De nombreuses pièces du XVIIe et du XVIIIe siècles sont jalonnées de moments pendant lesquels l’action est suspendue par des monologues et des soliloques [4] dans lesquels s’expriment des sentiments irrépressibles. On rencontre cette composition textuelle avec, par exemple, la forme bien connue des stances [5] dans lesquelles les personnages s’examinent et raisonnent. Dans ce cas, l’action n’est pas absente de la pièce, mais elle est plus ou moins brièvement interrompue au profit d’une forme de récitatif. La stase de stance est alors un moment de respiration de l’action ; elle la relance même, en prenant souvent un aspect programmatique qui oriente la suite des événements.
Mais alors que dans la dramaturgie aristotélicienne des XVIIe et XVIIIe siècles, la stase dramatique a une étendue textuelle limitée, à partir de la fin du XIXe siècle elle embrasse souvent la totalité de la pièce, à l’instar de ce qui se passait au XVIe siècle. Bien au-delà des frontières françaises, dans la dramaturgie européenne, Henrik Ibsen (1828-1906), August Strindberg (1849-1912), Anton Tchekhov (1860-1904) et Maurice Maeterlinck (1862-1949) sont les auteurs les plus couramment cités pour dater cette transformation de l’écriture dramatique qui s’est accentuée tout au long des XXe et XXIe siècles ; elle est devenue une marque de la dramaturgie contemporaine. Un théoricien comme Jean-Pierre Sarrazac en fait une catégorie esthétique à part entière, et parle très exactement de « dramaturgie statique » [6].
La pièce de théâtre « statique » s’est désormais imposée comme un genre textuel, un lieu commun de l’écriture dramatique, avec de nombreuses variantes, cela va de soi. Un des modèles les plus fréquents de la pièce statique est composé de deux éléments structurants : une absence et une attente. L’absence d’un personnage a pour conséquence que les autres personnages attendent son retour ou son apparition. L’attente est par excellence une structure de non-action. Le texte se retrouve alors soumis au dehors de la scène et il déploie fréquemment des figures et des motifs de la passivité. On pense bien entendu à la pièce emblématique de la deuxième moitié du XXe siècle, En attendant Godot de Samuel Beckett, qui repose sur une stase complète parce que tout y est soumis à une attente.
Jean-Luc Lagarce s’inscrit dans cette veine dramatique, en particulier avec J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne [7] (1994). A lui seul, le titre annonce combien il ne faut espérer aucune action [8]. La pièce illustre ce que Lagarce lui-même appelle « le statisme des vies » [9]. Quand JMM commence, un homme jeune, sans prénom, vient à peine de revenir mourir dans la maison où il avait vécu jusqu’à la fin de son adolescence. Il en était parti à la suite d’une de ses nombreuses et violentes disputes avec son père. Cinq femmes de plusieurs générations l’ont attendu pendant toutes les années de son absence, y compris après la mort du père. Elles sont elles aussi sans prénom, exclusivement nommées les unes par rapport aux autres : L’Aînée, La Mère, La Plus Vieille, La Seconde, La Plus jeune. L’homme qui est revenu peut être le frère, le fils ou même le petit fils de ces cinq femmes ; comme il est sans nom, nous l’appellerons le frère-fils. Les cinq femmes l’ont attendu, sans rien faire d’autre que l’attendre. Un tel dispositif dramatique fait naître immédiatement une question au début de la pièce : qu’en sera-t-il de cette famille, maintenant que le frère-fils est revenu, comme le suggère L’Aînée, dans un long monologue qui ouvre la pièce :
J’attendais la pluie, j’espérais qu’elle tombe,
j’attendais, comme, d’une certaine manière, j’ai toujours attendu,
j’attendais et je le vis,
j’attendais et c’est alors que je le vis, celui-là, le jeune
frère, prenant la courbe du chemin et montant vers la
maison, j’attendais sans rien espérer de précis et je le
vis revenir, j’attendais comme j’attends toujours,
depuis tant d’années, sans espoir de rien,
et c’est à ce moment exact qu’il apparut, et que je le vis (p. 9)
Non seulement le retour du frère-fils devrait mettre fin à cette attente, mais il devrait également susciter les questions des femmes et enclencher des réponses et des discours : un récit de voyage et d’expérience, des confidences aussi. Il y aurait ici comme une odyssée à dire. Ce retour devrait transformer radicalement la situation des cinq femmes et leur permettre de sortir, enfin, de leur immobilisme de pierre. En fait, c’est très exactement tout ce qui ne se produira pas. Lagarce liquide ce programme dramatique potentiel aussi rapidement qu’il l’a suggéré. Grâce au retour, ce ressort dramatique apparemment destiné à créer une situation nouvelle dans la maison familiale, Lagarce souligne combien il choisit l’immobilisme radical. L’Aînée poursuit ainsi son monologue :
Celui-là, le jeune frère, revenu de ses guerres, je le vis
enfin et rien ne changea en moi,
j’étais étonnée de mon propre calme, aucun cri comme
j’avais imaginé encore et comme vous imaginiez
toutes, toujours, que j’en pousserais, que vous en
pousseriez, notre version des choses,
aucun hurlement de surprise ou de joie,
rien (p. 10)
Elle constate qu’elle n’éprouve aucune des réactions de joie et d’enthousiasme qu’elle-même et les autres femmes avaient imaginé ressentir au moment de ce retour. Elle comprend à l’instant du retour combien elle est engluée dans sa propre stase : « Je le voyais marcher vers moi et je songeais qu’il revenait et que rien ne serait différent, que je m’étais trompée » (p. 10).
[1] Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1997. La pièce est de 1994.
[2] Aristote, La Poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Editions du Seuil, 1980, pp. 53-57.
[3] Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Editions sociales, 1980, pp. 86-89.
[4] Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1977, pp. 245-260. Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, pp. 369-379.
[5] Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Op. cit., p. 291 : « Le personnage qui prononce des stances analyse volontiers ses sentiments en cherchant à les comprendre par référence à des idées générales ».
[6] Jean‑Pierre Sarrazac, « De la parabole du fils prodigue au drame-de-la-vie », dans Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique, IV, Colloque de Paris III, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2008, pp. 271-296 ; Jean‑Pierre Sarrazac, « Penser le drame contemporain », dans Critique du théâtre 2, Du moderne au contemporain et retour, Strasbourg, Circé, 2015, pp. 19-41.
[7] Dorénavant JMM dans la suite de l’article. Les numéros de page sont désormais indiqués entre parenthèses, à la suite des citations.
[8] Hélène Kuntz, « Aux limites du dramatique », dans Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique, Op. cit., pp. 11-28.
[9] Jean-Luc Lagarce, Théâtre et pouvoir en occident, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2011, p. 132.