Du Cluedo comme mode d’emploi pour
l’« écriture systématiquement interruptive »
de Chloé Delaume

- Michel Bertrand
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Chacun des récits de vie qu’égrène Certainement pas contient des fragments douloureux de l’existence propre à la romancière. Ainsi Séraphine souffre d’être affublée d’un patronyme arabe, car son père, Azzâm Derdega, est d’origine algérienne. Le père de Nathalie était libanais et se nommait Selim Abdallah. La souffrance éprouvée par la mère de Séraphine est identique à celle ressentie par la mère de Nathalie, car toutes deux appréhendent comme une indignité l’obligation de porter un tel nom. La concordance sur ce point est absolue : « Françoise aurait voulu garder son nom, elle enseignait dans un cours privé le français et les élèves à Derdega pouffaient en simulant la danse du ventre » [20] :

 

Professeur de français en collège catholique. Elle n’avait qu’une licence et ne pouvait enseigner dans un établissement public. Dis t’as qui en français, moi Madame Abdallah. Elle précisait Soazick, s’accrochait au prénom comme si le régionalisme pouvait la purifier, neutraliser l’horreur commise par la souillure, la purger de l’étranger [21].

 

De plus, le père de Séraphine comme celui de Nathalie sont des fous dangereux, se montrent violents, et prennent plaisir à torturer leur enfant. Dans ce cas aussi, des différences affleurent entre les situations qui seront celles de l’une et de l’autre : à l’âge de sept ans, Nathalie changera de nom, ce qui ne sera pas le cas de Séraphine ; le père de Nathalie tuera sa femme avant de se suicider, ce que ne fera pas celui de Séraphine ; et surtout Séraphine découvrira qu’Azzâm n’est pas son père, quand Nathalie devra, en dépit de ses prières réitérées, renoncer à un tel tour de passe-passe. Ainsi, conformément à la règle qui régit son autofiction, Chloé Delaume transpose fictivement des éléments puisés au sein du récit de sa vie en ménageant chaque fois les écarts nécessaires afin que sa narration ne relève pas strictement de l’autobiographie. Comme Mathias Rouault, elle fut en butte aux manœuvres hypocrites du monde littéraire, mais, contrairement à lui, elle ne céda jamais à la facilité d’écrire des romans commerciaux pour accéder à la notoriété. Comme Marc Glousseau, elle éprouva une réelle fascination pour la réification des êtres humains en jouets que l’on peut déchiqueter selon son bon plaisir ; mais, si le chef d’entreprise prend un plaisir sadique à torturer ses employés, Chloé Delaume se transforma elle-même dans Corpus Simsi – elle fait d’ailleurs une brève allusion à cette expérience dans Certainement pas – en son avatar virtuel que les internautes pouvaient manipuler à leur guise.

Les stases constituées par la juxtaposition de divers récits fictionnels, en fait par l’énoncé d’une seule et même histoire autofictionnelle, ne possèdent pour seule finalité que le désir d’empêcher le discours autofictif de se constituer en un tout structuré et cohérent. La valse à laquelle s’adonne Mathias, cette valse rythmée par le refrain « Le menuet c’est la polka du roi » [22], cette valse qu’il exécute sans fin et dans laquelle il finit par entraîner le docteur Lagarigue, constitue en contexte l’équivalent des comptines que ressasse Chloé chaque fois que, le primordial étant insoutenable, elle s’évade vers le futile et le ludique. Ce principe de l’esquive, du pas de côté, elle l’a mis en place de manière exemplaire dans l’incipit du Cri du sablier en ponctuant chaque phase de la tragédie familiale, à laquelle elle assista alors qu'elle n'était encore qu’une enfant, par un primesautier « nous avons eu un magnifique mois de juin » [23]. L’ambition de tracer son autoportrait dans le cadre d’un asile psychiatrique est par nature une tâche vouée à l’échec, car, comme le déplore Sarah Kane, dans un tel univers le moi ne peut s’appréhender que de manière fragmentée : « C’est moi-même que je n’ai jamais rencontrée, dont le visage est scotché au verso de mon esprit » [24]. De surcroît, comme Chloé Delaume le souligne dans Une femme avec personne dedans, l’autofiction n’incite pas à la fusion, mais procède inéluctablement à la dissociation des diverses composantes du moi :

 

Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. Livre et vie s’entremêlent, mon Moi en trois parcelles, auteur, narratrice, héroïne. Je suis d’une trinité forcée de s’incarner, sous peine d’être expulsée par n’importe quel autrui [25].

 

L’écriture systématiquement interruptive, que pratique Chloé Delaume dans Certainement pas comme dans nombre de ses autres romans, constitue selon elle une conséquence logique de la tripartition auteur/narratrice/héroïne qu’induit nécessairement toute autofiction. Les règles que s’est assignée la romancière pour cette œuvre, en situant l’action narrative dans le cadre asilaire et en développant son intrigue au travers d’une partie de Cluedo, s’avèrent être intrinsèquement un prétexte tout désigné pour pouvoir les transgresser impunément. Sous la plume de diverses instances métaleptiques, un autoportrait ne s’ébauche qu’afin d’être sans cesse délaissé avant d’être abandonné sous une forme inachevée. L’auteure l’avoue elle-même, la modélisation de son moi au travers d’une partie de Cluedo ne pouvait que la conduire vers un échec programmé d’avance et la convaincre de recourir à une solution radicale pour se dissuader de retrouver un moi à l’évidence introuvable : « Je remets dans la boîte cartes, armes miniatures et feuillets à cocher. Quant à mon dépôt de strychnine, je n’ai pas le choix vous savez. Si je ne tue pas ce rat, il va mourir » [26]. Aussi la diversion devient-elle insensiblement la règle, les strates narratives s’accumulent au point de former un feuilleté énonciatif à l’intérieur duquel la notion même de stase ne signifie plus rien, puisque l’existence d’une clé de voûte structurant l’ensemble est indéniablement sujette à caution.

Au sein de cet ensemble, en apparence si strictement corseté, s’exprime paradoxalement une absolue liberté narrative qui érige son ordre romanesque spécifique sur le désordre constitutif de ses diverses composantes. Cette écriture systématiquement interruptive, évoluant impunément à l’intérieur du vaste champ langagier, démontre que la notion de stase ne possède de sens qu’en fonction d’une hiérarchie des énoncés formellement établie et scrupuleusement respectée. En l’absence d’un tel cahier des charges, cette notion devient relative, donc modulable, et en fin de compte dénuée de signification, car privée de sens par manque d’axe directionnel. La latitude offerte à chaque lecteur de la situer à tel ou tel endroit du texte lui confère la liberté d’évaluer à son tour les propriétés statiques et dynamiques du texte, de distinguer les stases cruciales de celles qui enlisent le cours du récit. Le recours au principe du « play and stay » inhérent au Cluedo lui fournit pour ce faire une parfaite mise en abyme opératoire. En effet, comme le souligne Lucien Dällenbach,

 

[…] en rendant intelligible le mode de fonctionnement du récit la réflexion textuelle est toujours aussi mise en abyme du code, alors que cette dernière a pour caractéristique de révéler ce principe de fonctionnement – mais sans pour autant mimer le texte qui s’y conforme [27].

 

Et, de ce fait, l’écriture systématiquement interruptive de Chloé Delaume modélise une représentation de la stase que l’on pourrait qualifier de kaléidoscopique.

 

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[20] Chloé Delaume, Certainement pas, Op. cit., p. 245.
[21] Chloé Delaume, La Règle du Je, Op. cit., p. 10.
[22] Chloé Delaume, Certainement pas, Op. cit., p. 222, p. 223, p. 224, p. 225…
[23] Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Op. cit., p. 10, p. 11, p. 13, p. 14.
[24] Sarah Kane, 4.48 Psychose, Paris, L’Arche, 2015, [2001], p. 55.
[25] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, Paris, Seuil, « Points », 2013, [2012], p. 16.
[26] Chloé Delaume, Certainement pas, Op. cit., p. 361.
[27] Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, « Poétique », 1977, p. 127.