Du Cluedo comme mode d’emploi pour
l’« écriture systématiquement interruptive »
de Chloé Delaume

- Michel Bertrand
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La personnification d’un nombre qui représente le total des probabilités offertes par le jeu constitue une lisible mise en abyme du caractère nécessairement aléatoire de chacun des récits secondaires contenus dans le récit principal. Inversant la perspective habituellement mise en place dans les récits fictionnels, ce serait les stases qui contiendraient les éléments essentiels, les narrations ne procédant de ce fait qu’à des manœuvres de diversion. Afin d’établir la validité de cette règle du jeu, le cinquième officier substitue au récit à la première ou à la troisième personne, de mise jusqu’alors, une adresse à la deuxième personne qui procède par enjambements lors des trois opérations successives de la partie : « Madame Pervenche », « Madame Pervenche dans la Bibliothèque », « « Madame Pervenche dans la Bibliothèque avec la corde ». Et, au terme de l’élégie ainsi prononcée, il accuse Esther, dont la mort a été évoquée précédemment, d’être sa meurtrière : « Vous m’avez étranglé, Esther, étranglé espérant étouffer tout scrupule, pendre haut et court en vous tout soupçon de décence dans cette bibliothèque purulente de blasphèmes » [6]. Et, la section de s’achever par une partition musicale intitulée « Oubliettes » dénuée de toute parole. Cette intrusion à l’intérieur d’un roman d’un langage non verbal, accessible aux seuls connaisseurs de son code spécifique, consacre, de manière plus manifeste que ne l’aurait fait une transition musicale, l’importance que détiennent les stases dans le continuum narratif.

C’est donc la structure inhérente au jeu du Cluedo qui s’avère être la structure organisationnelle de la multitude foisonnante des textes disparates présents à l’intérieur de Certainement pas. Et, à ce titre, comme dans tous les jeux impliquant plusieurs compétiteurs qui s’expriment à tour de rôle, le principe du « play and stay » est de rigueur. Or, il semble qu’en l’occurrence les phases de « stay » possèdent une importance supérieure aux séquences de jeu. Ainsi s’impose au sein du roman un dispositif dont la finalité est de conférer une parole à l’absence en respectant à la lettre la langue du Cluedo.

 

Mise en jeu de la souffrance

 

L’ensemble des intrigues des romans policiers à énigme conjoint deux temporalités, l’une prospective, celle de l’enquête criminelle qui a pour but la découverte du meurtrier ; l’autre rétrospective, celle de la quête des informations sur la victime qui a pour fonction d’établir le mobile de l’assassinat. J. C. Hamilton, personnage exerçant la profession d’auteur de roman policier dans L’Emploi du temps de Michel Butor, définit ainsi le lien qui se noue entre le coupable et le justicier :

 

Tout roman policier est bâti sur deux meurtres dont le premier, commis par l’assassin, n’est que l’occasion du second dans lequel il est victime du meurtrier pur et impunissable, du détective qui le met à mort, non par un de ces moyens vils que lui-même était réduit à employer, le poison, le poignard, l’arme à feu silencieuse, ou le bas de soie qui étrangle, mais par l’explosion de la vérité [7]

 

Or, le Docteur Lenoir revendique le privilège d’assumer conjointement les deux fonctions, d’être à la fois la victime et l’enquêteur, puisqu’il dirige l’enquête que mènent ses assassins sur son propre meurtre :

 

Je suis le docteur Lenoir. Mon identité propre, mon état civil, mon profil psychologique, tout, jusqu’aux infimes détails de ma biographie, est vierge à ce jour et est à votre guise. Je serais votre palimpseste. Car plus que la victime c’est le meurtre que j’incarne. Le meurtre, le basculement. L’inopiné passage à l’acte, la praxis de votre pulsion [8].

 

De ce fait, tout en respectant pour la forme les règles du Cluedo – Qui ? Où ? Comment ? –, les participants au jeu sont appelés à les transgresser et à placer au centre de leur élucidation la seule question qui importe, à savoir les raisons pour lesquelles ils ont tué le docteur Lenoir : « Et surtout, oui surtout, rappelez-vous le pourquoi. Pourquoi vous m’avez tué » [9]. Ainsi, ce qui est requis de chacun, c’est un récit argumenté, doté donc d’une finalité justificative. Mais, le docteur Lenoir sait pertinemment que toute construction logique est inaccessible à ses patients, car selon eux l’explication ne saurait détenir un sens quelconque relativement à lui, mais exclusivement par et pour eux-mêmes. Aussi en appelle-t-il à leur cœur, non à leur tête. L’enquête n’empruntera pas les voies du réel, mais les méandres de leurs propres affects. Il conclut en ces termes l’exposé des consignes du jeu : «  Vous êtes mes assassins, vos propres meurtriers. Ce soir, vous êtes six personnages en quête de cœur » [10]. Ce discours démontre que ce ne sont pas seulement les diverses phases du jeu qui justifient les nombreuses stases interrompant le cours du récit, mais surtout les consignes transgressives que le docteur Lenoir a recommandé aux joueurs d’appliquer.

De surcroît, comme le laissait pressentir la référence pirandellienne qui conclut les préconisations énoncées par le maître du jeu, du cœur à l’auteur phonétiquement il n’y a pas grande distance, et logiquement le premier officier qui s’exprime n’est autre que la narratrice omnisciente du roman, déguisement transparent sous lequel se dissimule l’auteure. Inversant, selon la terminologie genettienne [11], la perspective descendante de la métalepse, procédant de la fiction vers la vie réelle, conférée par Pirandello à sa pièce, Chloé Delaume met en place une métalepse dont la transgression procède de manière ascendante, impliquant donc l’ingérence de l’auteur dans la fiction. Cette stase majeure, suscitée par l’intrusion intradiégétique d’une instance par nature externe à la diégèse, opère à la manière d’un shifter signalant au lecteur que l’énonciation s’est substituée à l’énoncé. Or, ce second paratexte interne, que constitue, après celle du docteur Lenoir, la prise de parole de la narratrice omnisciente, a pour fonction de mettre en place un processus d’écriture systématiquement interruptive qui entérine la prééminence de la stase sur toute autre forme de récit. En effet, en deçà ou au-delà du déroulement convenu de la partie de Cluedo, ce qui est en jeu au sein du texte c’est l’extrême souffrance de l’ensemble de ses actants. Et, puisqu’il est préconisé de s’en remettre à son cœur, chacun s’évertue à exprimer ce qu’il a sur le cœur. Ainsi, par exemple, jouant du dédoublement induit par le Cluedo, Mademoiselle Rose, meurtrière du docteur Lenoir, est aussi Aline Maupin dont le récit débute de la sorte : « Initialement, elle devait mourir » [12]. Sa narration, sans cesse interrompue par des stases de natures diverses, s’achève ex abrupto par une intervention du docteur Lenoir qui, sous couvert de l’accuser d’être sa meurtrière, substitue une énonciation qui lui est propre à l’énoncé antécédent qui ne le concernait en aucune manière.

 

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[6] Ibid., p. 326.
[7] Michel Butor, L’Emploi du temps, Paris, UGE, « 10/18 », 1972, [1957], p. 214.
[8] Chloé Delaume, Certainement pas, Op. cit., p. 10.
[9] Ibid., p. 14.
[10] Ibid., p. 17.
[11] Voir Gérard Genette, Métalepse, Paris, Seuil, « Poétique », 2004, p. 27.
[12] Ibid., p. 25.