Du Cluedo comme mode d’emploi pour
l’« écriture systématiquement interruptive »
de Chloé Delaume

- Michel Bertrand
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Cette mise en place d’un dispositif d’écriture systématiquement interruptive replace la thématique de la souffrance au sein d’un jeu textuel dont le nombre des participants excède celui des trois hommes et des trois femmes mentionnés précédemment comme étant les seuls joueurs. L’un de ces intervenants ne joue pas, mais exerce un rôle prééminent aux dires de tous, le docteur Lagarigue, la responsable de l’unité hospitalière. Certains, telle Miss Marple pressentie pour être le troisième officier, ne peuvent participer à la compétition du fait d’une grève soutenue par Etienne Lantier. D’autres, comme Chloé Delaume, déclinent l’invitation qui leur est faite de rejoindre la partie. Chloé Delaume, elle, se récuse, car elle affirme se trouver à SimCity où elle participe à un autre jeu [13]. Ces constantes intrusions intertextuelles se signalant au travers de modalités diverses – communiqués, courriers, manifestes – annihilent la dimension pathétique que recèlent les récits des divers intervenants. Chloé Delaume, en la circonstance l’auteure du roman et non le personnage fictionnalisé, au cours d’une stase démystificatrice – un tract rédigé par le Comité Central du Syndicat des Personnages de Fiction –, nous rappelle opportunément que les personnages qu’elle a dénommés Aline Maupin, Séraphine Derdega et Marc Glousseau sont aussi fictifs que Mademoiselle Rose, Madame Leblanc et le docteur Olive, leurs patronymes au sein du jeu.

La souffrance psychique constitue en soi un élément thématique comme un autre ; l’asile psychiatrique un plateau de jeu comme un autre. La mise en abyme qu’offre au fonctionnement romanesque le déroulement d’une partie de Cluedo permet de rappeler que l’univers fictionnel possède toutes les caractéristiques d’un espace ludique que peut arpenter à sa guise le romancier, seul maître du jeu. Aussi les stases auctoriales, loin d’introduire des ruptures à l’intérieur du fil narratif, participent de manière ostensible au jeu de la construction et de la déconstruction que met en œuvre, le plus souvent de façon souterraine, toute fiction romanesque. Révéler les béances du dispositif voire caricaturer son mode de fonctionnement, est-ce pour Chloé Delaume l’opportunité de s’adonner à un jeu clos sur lui-même dont l’aspect jubilatoire ne résiderait que dans l’exercice lui-même ? Conclure ainsi serait oublier que pour la romancière l’écart entre le jeu et le je est infime.

 

Mise à prix autofictive

 

Dans tout roman policier à énigme, et les stases narratives nous l’indiquent, Certainement pas relève indéniablement de cette catégorie, la résolution du mystère intervient dans les dernières pages de l’ouvrage. Or, le roman, stase ultime, s’achève ainsi :

 

Chloé
Ca y est, vous avez fini de lire ?

 

Le Docteur Lagarigue
Oui.

 

Chloé
Alors je peux sortir mardi ?

 

Le Docteur Lagarigue

Ma réponse est dans votre titre [14].

 

Dans La Règle du Je, une Chloé Delaume s’exprimant métatextuellement fournit un commentaire sur cette Chloé Delaume qui textuellement joue seule avec elle-même une partie de Cluedo existentielle :

 

Le Je se fragmente, se dissémine, est toujours là. La fin de l’ouvrage le rappelle, le lecteur peut croire très longtemps qu’il a affaire à un roman de facture classique, hors la structure. L’autofiction se dévoile dans le dernier chapitre [15].

 

Cette partie de Cluedo constitue en soi un exercice solitaire, mais son compte rendu est nommément adressé au Docteur Lagarigue. Le jeu implique un enjeu. Quitter l’espace asilaire ? Y demeurer ? La clausule du roman, intitulée « Fin de partie » réfère intertextuellement à la pièce de Samuel Beckett qui porte le même titre. Et, tel Clov qui s’exclame après avoir annoncé sa décision de quitter la maison dans laquelle l’enferme Hamm, « Bon, ça ne finira donc jamais, je ne partirai donc jamais » [16], Chloé comprend qu’en dépit du travail qu’elle a effectué sur elle-même, jamais on ne l’autorisera à s’en aller de Sainte-Anne. La partie est terminée, mais à l’évidence elle est perdue.

Bien évidemment, l’ensemble du texte, y compris sa chute, est à la fois absolument véridique et tout à fait faux, conformément aux préceptes qui régissent l’autofiction. Mais, au-delà de ce constat, c’est cette totalité textuelle qu’il convient de reconsidérer. En effet, ce que jusqu’à présent nous avions identifié comme étant d’une part un fil narratif continu et d’autre part une succession de stases en perturbant le cours, peut s’avérer procéder de manière diamétralement opposée. Le noyau du texte se situerait non dans le récit des souffrances éprouvées, mais dans le discours que tient le sujet souffrant. Les diverses interventions du Docteur Lenoir, de la narratrice omnisciente et in fine de l’auteure elle-même constitueraient la matière textuelle proprement dite. Les pseudo-récits de vie qui interrompent la tenue de cet énoncé principal seraient autant de stases perturbatrices dont la survenue révèlerait le caractère chaotique du je qui peine à structurer son discours. L’enjeu de l’opération, dont le Cluedo se présente comme un simulacre, est ainsi défini par Chloé Delaume : « Tous les personnages sont coupables d’avoir assassiné leur propre conscience, leur éthique. C’est ça le fantôme du Docteur Lenoir. Chacun s’est réfugié dans une pathologie pour échapper à l’image que le réel leur tend » [17]. Dans les faits, diversion dans la diversion et mise en abyme à l’intérieur de la mise en abyme, c’est Chloé Delaume elle-même qui, au moyen de ces stases, dissémine sous l’apparence de fictions des fragments épars de son autobiographie. Comme Aline Maupin, Nathalie Dalain – le nom à l’état civil de Chloé Delaume – a effectué plusieurs tentatives de suicide, mais c’est à l’âge de neuf ans qu’elle est devenue, non amnésique, mais aphasique, à la suite de la perte de ses parents dans des conditions dramatiques. Dans Le Cri du sablier, elle écrit : « Il y a toujours trois actes. C’est un fait entendu. Il y a toujours trois actes » [18]. Elle est âgée de vingt-sept ans lorsqu’elle rédige ce récit, à l’intérieur duquel elle découpe le déroulement de son existence en trois parts égales de neuf ans, soit successivement l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. La mort de ses parents conclut le premier acte, sa première tentative de suicide le deuxième, et son entrée en écriture le troisième. Le personnage d’Aline Maupin constitue une synthèse de ces trois phases de la vie de Nathalie Dalain devenue Chloé Delaume. Et, l’une comme l’autre écrit « comme un cadavre ou un lombric mort-né » afin de « suicider le Je » [19].

 

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[13] C’est une référence intertextuelle à l’un de ses précédents ouvrages : Corpus Simpsi, Paris, Léo Scheer, 2003.
[14] Ibid., p. 363.
[15] Chloé Delaume, La Règle du Je, Paris, PUF, « Travaux pratiques », 2010, p. 89.
[16] Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Minuit, 1981, [1957], p. 108.
[17] Chloé Delaume, La Règle du Je, Op. cit., p. 89.
[18] Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Paris, Gallimard, « Folio », 2004, [2001], p. 78.

[19] Chloé Delaume, La Règle du Je, Op. cit., p. 13.