Soi disant… images
Jean-Marie-Gleize, le cycle de Léman
- Catherine Soulier
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Fig. 22. J.-M. Gleize, Trouver ici.
Reliques & lisières, 2018
Fig. 23. J.-M. Gleize, Trouver ici.
Reliques & lisières, 2018
Post-scriptum : « … retirer, extraire ce qu’on a capturé. Le relancer, »
En avril 2018, comme annoncé, Trouver ici. Reliques & Lisières est paru aux éditions du Seuil.
Une sorte de prologue ; onze chapitres, parfois eux-mêmes séquencés ; des notes. Et trois images : deux photographies prises par l’auteur et la reproduction d’une œuvre de Justin Delareux. Des amorces de récits ; des bribes de journal ; des lambeaux de rêves ; des citations ou collages ; des listes ; une chronologie démontée – ou des bouts de chronologies... Le huitième volume du cycle se caractérise, comme les précédents, par une écriture fragmentaire, ou plutôt, pour citer le texte qui active de l’intérieur la métaphore du « projectile », une « écriture “à fragmentation” » [48]. Comme eux, il mêle au projet politique et poétique l’enquête autobiographique, pour laquelle il revient une fois encore à Tarnac.
On retrouve les éclats du paysage-enfance. La forêt, les fougères, la rivière, les deux lavoirs, le bois du Chat comme « un bois dans le bois, forêt dans la forêt, enclose » [49]. Le jardin, clos lui aussi, où « un très vieil homme lit son bréviaire ou l’Evangile » [50] et, quand il pose son livre, regarde l’enfant qui lit Les Grandes espérances. Et, autre carré, l’ancien cimetière, vidé de ses morts emportés dans la pente. Reprise, donc, redite, « réemploi sans fin des objets prélevés » [51] dans le stock de la mémoire personnelle ou dans le paysage.
L’arbre, par exemple, pris à la fois par l’objectif métaphorique des mots et par celui, réel, de l’appareil photographique. Versant photographie textuelle, une photo ancienne représentant un très vieux saule, en Chine, qui servait jadis de poteau de supplice ; puis, coupés l’un de l’autre mais possiblement couplés par la juxtaposition des pages qui les énoncent, un geste photographique en projet : capter « la forme du jardin et la balustrade qui tombe en pourriture » [52] et une photographie en acte : celle d’« un arbre, un mot sans épaisseur, nu » [53]. Versant iconique, une photographie insérée dans le livre (fig. 22) : celle d’un tronc sur fond de paysage forestier. Potentiellement connectable, de ce fait, non seulement à toutes les autres apparitions verbales de l’arbre mais encore aux quatre photographies de la forêt dans Tarnac et à celle des troncs abattus dans Le Livre des cabanes. Ici, l’image, grise et floue, est plus brouillée encore que dans les quatre clichés « imbibés de brouillard » du sixième volume. Liquide, comme striée de pluie malgré la luminosité du ciel blanc, fendue, au premier plan, par la verticale noire du tronc d’arbre qui relègue dans l’indistinct la masse végétale bordant la rivière. La Vienne : une tache claire entre les taches grises du fouillis végétal, que raient les minces lignes sombres des branchages ; le tronc : un large trait noir, tel un signe calligraphique. Ce pourrait être une aquarelle, un lavis. De l’encre délayée, possible écho au rêve « de Japon, d’un paysage brouillé, sous la brume » [54] qui s’énonce deux pages plus loin. Ce n’est plus en tout cas une image d’arbre(s) issue de l’archive familiale, produite par le père, mais une image cadrée, captée par le fils. Une pièce de plus pour l’une des versions possibles de l’histoire, où la question de la filiation croise le rapport (compliqué) aux images.
Et puis un autre objet est apparu. Une grille. Vers laquelle marcher, devant laquelle s’arrêter, à laquelle se tenir. A franchir, c’est moins sûr. Car cette grille, ancienne, est verrouillée. Elle donne « sur un escalier de pierre, vertical, comme un couloir à ciel ouvert, entre des parois de branches » [55]. Les « courbes » de sa ferronnerie « découp[ent] la volée de marches » et « la ligne verticale où se touch[ent] les battants », couronnée par une pointe de métal, appelle la comparaison avec la « flèche » ou la « lance » [56]. Et c’est bien ce que montre la photographie insérée dans le chapitre 5 (fig. 23) qui cadre serré la moitié supérieure de la grille, au premier plan, avec, bien visibles, la chaîne et le cadenas qui la verrouille, les volutes métalliques et la barre centrale achevée en pointe. Sans oublier, tout en haut, un mince croissant clair découpé, déchiré par les feuillages, trace incertaine d’une présence indécidable : celle du ciel ou de la maison (laquelle ?) qui, est-il dit, « semble flotter ». Si la grille est sans ancrage géographique précis, le « plateau », les « sentiers-couloirs », les « hauts talus », les « terrains humides », la sauvagerie ancienne des « loups [qui] venaient en hiver » [57] incitent à lui donner un lieu. Et peu importe que, dans les faits, le cliché ait ou non été pris en quelque point du territoire d’enfance. Le dispositif du livre – et, plus largement, du cycle – autorise l’assignation de la grille à Tarnac.
Or elle est associée à une figure féminine qui en « connaissait le secret » [58]. Cette femme est sans nom, mais elle pourrait porter – avoir porté plutôt – le nom inscrit sur les tombes et sur les livres, ce nom de six lettres qu’une rêverie littérale et numérologique – une de plus – superpose à celui du village, dont les lettres, bien que toutes différentes de celles du patronyme, sont elles aussi au nombre de six. Cette femme qui « parlait des loups, [… qui] racontait la force de la nuit et du vent, et le cri des animaux » est-elle la morte récente que le texte inscrit de façon tortueuse dans une généalogie ? Orpheline de mère, « devenue la fille de la sœur de son père ou la fille de la fille de celui qui avait appelé sa fille Marie pour qu’elle reste sa fille et sans rien d’autre que ça » [59]. On ne sait. Reste la conviction, confirmée par Jean-Marie Gleize, qu’il y a là une ou des femmes « “de famille”, ancêtre ou plus proche » [60], et que, dans l’« histoire [qui] revient, [qui] est sans fin » [61], il faut désormais faire place à cette ou ces anonymes sans position sûre dans la parentèle. Comment ? A chacun de voir.
En amorçant une histoire de fille et de mère, de fille et de père, une autre histoire de filiation (compliquée elle aussi) en lisière de celle du fils.
En cherchant la trace d’un franciscanisme familial au féminin, à la lumière du dernier chapitre qui, dialoguant avec les images d’une performance de Claire Cuenot dans la chapelle de l’Annonciade à Martigues, suscite la figure de Claire d’Assise.
En hasardant l’hypothèse d’un autre héritage qui ne serait ni l’image (legs du père), ni le texte (legs du grand-père paternel), mais le monde (legs des femmes ?), dans sa présence brute, brutale, avec sa musique a-musicale, cette « musique de tout » [62] à laquelle la danse des loups contribue comme le bruit du vent, des arbres et de l’eau. Ce serait, autre branche de l’impossible récit unifiant de soi, l’histoire de celui qui revient ici, aux sources noires, comme à l’expérience sensible d’une musique du lieu (que résume l’anagramme tarnac/cantar), opposable à la « fausse musique » du « stupéfiant lyrique » et à celle, non moins fausse, non moins lénifiante, que « l’Etat diffuse dans les haut-parleurs des rues et des villes » [63]. L’histoire de la double trouvaille ici d’« une poésie brutale » et d’un « communisme sensible » [64].
[48] J.-M. Gleize, Trouver ici. Reliques & lisières, Seuil, 2018, p. 25.
[49] Ibid., p. 54.
[50] Ibid., p. 157.
[51] Ibid., p. 26.
[52] Ibid., p. 126.
[53] Ibid., p. 127.
[54] Ibid., p. 112.
[55] Ibid., p. 75.
[56] Ibid., p. 93. La citation suivante à la même page.
[57] Ibid., p. 73.
[58] Ibid., p. 74. Les citations suivantes proviennent de la même page.
[59] Ibid., p. 140.
[60] J.-M. Gleize, courrier électronique du dimanche 18 novembre 2018.
[61] Trouver ici, Op. cit., p. 58.
[62] L’expression est récurrente depuis Tarnac.
[63] Les citations aux pages 20 et 23.
[64] Les citations aux pages 27 et 11.