Soi disant… images
Jean-Marie-Gleize, le cycle de Léman
- Catherine Soulier
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Fig. 3a. P. Freuchen, Ivik le petit Esquimau, 1948
fig 3b. J.-M. Gleize, Film à venir, conversions, 2007
Fig. 4. J.-M. Gleize, Film à venir,
conversions, 2007
Fig. 6. J.-M. Gleize, Film à venir,
conversions, 2007
Fig. 7. J.-M. Gleize, Film à venir,
conversions, 2007
Fig. 10. J.-M. Gleize, Néon, actes et légendes, 2004
De fait, outre le schéma du jardin, il y a beaucoup d’images dans « cette histoire de remontée vers la source » [31] où abondent d’ailleurs les termes techniques empruntés au lexique de la photographie ou du cinéma (« Plans fixes », « objectif », « ralenti » etc.).
Des images écrites, remédiées, et d’autres insérées directement dans le texte. Parmi les images remédiées, certaines sont données pour produit de l’activité picturale du père, tels le portrait du fils « au pastel » [32], où « l’enfant est représenté accroupi » [33], et le « dessin non signé [du] 3 octobre 1932 », « dessin du parc, [qui] est le jardin du Luxembourg, feuillée matinale avec touffes, crayons gris, plans de pierre et monument » [34]. D’autres sont issues de la pratique photographique du fils, notamment les polaroïds de couloirs mentionnés à plusieurs reprises. Et d’autres encore, conditionnelles, relèvent d’une imaginaire production filmique : images du « film à venir » qui se substitue de loin en loin au récit direct, film fictionnel dont le cinquième volume du cycle se fait en certaines de ses pages quasi-scénario. Des unes aux autres, parfois, une hantise court par-delà les frontières des livres. Le portrait du fils par le père mentionné dans la scène récurrente du jardin mais jamais vraiment décrit, à peine esquissé par une ou deux notations disjointes, se relie au plan cinématographique imaginaire où le jeune Esquimau Minik (rebaptisé Ivik par condensation des deux récits-sources), découvrant le corps de Qisuk dans une vitrine du Museum d’Histoire naturelle de New York, « voit son visage dans les mains de son père // C’est un reflet. Derrière la vitre il voit son propre visage. Il se voit. Et son visage tient comme une boule entre les mains de son père » [35]. Orchestré par le fils, cinéaste verbal, le plan fictionnel rejoue la captation par le père de l’image enfantine ; sur un mode quasi hallucinatoire cette fois, puisque le phénomène optique du reflet autorise la vision par le double fictionnel (Ivik/Minik) de l’image de sa tête vivante dans les mains décharnées du père mort muséifié. Le mort, ici, saisit le vif. En image.
Qu’elle n’ait d’existence que dans et par le texte ou existe hors de lui et soit de ce fait potentiellement montrable, aucune de ces images écrites n’est montrée. Signe de cette apparente prédilection pour l’image remédiée, convertie en mots, la page de Film à venir qui, puisant sa matière dans une page illustrée du livre d’enfance, Ivik le petit Esquimau (fig. 3a et 3b), n’en prélève que la part textuelle, commentaire didactique de l’illustration à l’usage des jeunes lecteurs, dont la première phrase, « Cette image montre comment sont logés les Esquimaux », manifeste la place dans un dispositif iconotextuel. Bien que sa présence soit toujours postulée par le déictique initial, l’image est, pour sa part, absente, remplacée par le seul blanc du papier. Ce que « montre » donc le nouveau dispositif – texte-support vide et non plus image-texte – ce n’est plus la manière « dont sont logés les Esquimaux » mais l’effacement de l’image, le mouvement iconoclaste qui pousse à « remplacer l’image par le mot image » selon l’injonction programmatique réalisée à la lettre au verso de la page, lequel se trouve occupé tout entier par le seul mot « IMAGE » (fig. 4) en grosses capitales très chargées de graisse [36]. De la pulsion iconoclaste, le « polaroïd noir » trouvé dans une rue d’Assise en septembre 1991, et mentionné de livre en livre, constitue une figure assez frappante : photographie « noire mais [qui] n’est pas un négatif » [37], il ne recèle en soi aucune image latente susceptible d’être délivrée par le bain révélateur. Avec lui, l’image est « noire. Noire au point qu’il n’y a plus d’image » [38]. Paradoxale image non-image ou image de l’annulation des images, à laquelle fait écho le rectangle uniformément noir qui occupe à lui seul la page 117 de Film à venir (fig. 5 ).
Reste que, même s’il existe un certain nombre de mots-images ou de phrases-images ou de pages-images, toutes les images insérées dans les livres ne sont pas des dessins de mots représentatifs de la tentation iconoclaste de Jean-Marie Gleize. Les sept clichés pris au polaroïd et reproduits en noir et blanc dans Film à venir où, redimensionnés, ils forment à eux seuls l’avant-dernière séquence, « Covering the real », pourraient même fort bien être invoqués comme témoignage de son iconophilie et analysés comme exemples de sa pratique spécifique de l’image photographique. Mais là n’est pas le propos. Encore qu’après tout cette pratique photographique soit aussi, à sa manière, une pièce constitutive de l’histoire de soi qui se fait et se défait ici et qu’à la limite toute photographie prise par Gleize et insérée dans ses livres puisse, dans la mesure où elle contient une part subjective, fonctionner comme élément d’autoportrait. Il est toutefois des images dont le rapport avec les bribes d’autobiographie que montent les proses est plus immédiatement perceptible. Celles, par exemple, qui documentent des événements, des lieux, des livres. Le fragment de carte localisant le site de l’usine Renault à Flins (fig. 6) et la page de L’Unité ouvrière (fig. 7) qui accompagnent dans Film à venir l’un des récits de la mort de Gilles Tautin ; ou encore, dans ce même livre, la première de couverture du livre de jeunesse Ivik le petit Esquimau (figs. 8a et 8b ) ; le bout de carte aussi qui, dans Tarnac, situe le village corrézien au centre d’un réseau de voies de communication. Et, surtout, toutes les photos anciennes apparemment tirées de quelque album de famille ou de quelque boîte d’archives personnelles.
Les neuf, par exemple, qui concluent la section « Vite ! » dans Néon. Un groupe de six hommes (fig. 9 ), jeunes, à ce qu’il semble, dont l’un est coiffé d’un calot militaire, un autre d’un béret, alignés au sommet d’une butte ou d’un talus dont seuls dépassent leurs visages et leurs épaules, minuscules en raison de l’angle de vue, situé très bas, qui met au premier plan la masse herbeuse indistincte ; une femme (fig. 10) jeune et brune au piano dans un intérieur bourgeois ; un groupe de trois personnes rassemblées autour d’un bébé souriant, assis dans une chaise posée sur une table ; une femme âgée (fig. 11), cadrée en buste, assise dans un fauteuil ; un petit enfant en barboteuse ; une maison de village (fig. 12 ) ; une jeune femme sur ce qui ressemble fort à une scène de théâtre ; le génie de la Bastille ; une femme en foulard achetant des fruits ou des légumes à un marchand (fig. 13). L’effet produit par ces images sans ambition esthétique est sans conteste celui de l’album de famille, gardien d’une mémoire privée, réceptacle d’une histoire intime esquissée dans la succession des clichés : un homme, une femme, un enfant qui naît, qui va grandir entouré des siens. Rien de plus attendu, de plus banal.
Sauf qu’ici rien n’est assuré. Les légendes précises permettant de dater les portraits et d’identifier les personnes et les lieux représentés sont en effet absentes, remplacées par le seul terme générique « légende » qui attire l’attention sur la lacune – sur le manque des dates, des lieux et des noms – et interdit (sauf à l’auteur du livre et peut-être aux très proches) de reconstituer à partir de ces quelques documents un système sûr de relations. Le bébé au centre du groupe familial est-il le même enfant que l’on découvre assis en barboteuse ? Et cet enfant est-il Jean-Marie Gleize ? Le groupe de soldats inclut-il le père ? Et si oui, quel est le sien parmi ces visages à peine discernables ? La femme jeune au piano est-elle la mère de l’écrivain et la vieille dame dans le fauteuil sa grand-mère ? Est-ce la même femme, la grand-mère, donc, qui apparaît à l’arrière-plan dans la photo de groupe à demi masquée par la silhouette masculine de celui qui pourrait être le grand-père ? Et qui est la grande fillette qui soutient le bébé ? Une sœur ? Une cousine ? Une jeune tante ? Une marraine ? De même qui est la jeune actrice photographiée sur scène ? La même plus tard avec perruque blonde ? Une fiancée ? Et la femme portant foulard, quel peut bien être son lien, s’il en est un, à la famille Gleize ? Bref, il est impossible d’assigner à chacun sa place dans une parentèle.
[31] Le Principe de nudité intégrale, Op. cit., p. 64.
[32] Néon, Op. cit., p. 129.
[33] Le Principe de nudité intégrale, Op. cit., p. 59.
[34] Film à venir, Op. cit., p. 74.
[35] Ibid., p. 16.
[36] Le geste de renversement se répète quand « le dessin noir et blanc // le dessin du mot image ses cinq lettres » se détache, toujours en grosses majuscules grasses mais typographiquement écartées-reliées par des signes =, au sein d’une page imprimée de Tarnac : « I=M=A=G=E » (Op. cit., p. 89).
[37] Film à venir, Op. cit., p. 68.
[38] Le Principe de nudité intégrale, Op. cit., p. 71.