La fabrique secrète de l’image de soi et
sa transmission posthume dans la Florence
de la Contre-Réforme (1575-1580)

- Ilario Mosca
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Fig. 3. A. Alciato, « Amour aux enfans », 1542

Le niveau pragmatique et le dialogue avec les destinataires

 

Cette mise en image, malgré son caractère secret, ne peut en effet s’envisager qu’en rapport avec l’ensemble de la série documentaire et en tenant compte du dialogue qu’elle pourrait encourager avec ses destinataires.

 

La cohérence d’une œuvre

 

Dans la tradition florentine, la tenue de la comptabilité n’était pas seulement une exigence économique mais aussi une obligation qui incombait à tout membre économiquement indépendant de la classe dirigeante. La bonne tenue de la comptabilité permettait en effet de faire valoir ses droits, tant dans le domaine économique que dans le domaine social et politique – face aux oublis, aux contestations et aux imprévus, tels la destruction d’archives ou la mort des témoins. La comptabilité de Luigi Martelli ne fait pas exception et suit les règles de cette pratique, tout en bénéficiant d’une certaine liberté dans la prolixité des annotations et dans les choix des événements jugés dignes d’en faire l’objet [48].

C’est pour justifier l’exception aux règles consuétudinaires qui régissaient la tenue de la comptabilité d’un bon marchand [49] que Luigi considéra indispensable de justifier sa décision de rouvrir le vieux registre pour en faire son livre secret : « Et ce que je fais est à ma satisfaction (…) et pour ces raisons il n’y aura personne qui aura à s’en étonner » [50].

La mise en image de soi dans la devise n’est donc que l’un des aspects d’une autoreprésentation d’ensemble mais toujours légalement acceptable, pouvant faire l’objet d’un regard extérieur.

Cette série sort ainsi du cadre de la simple trace, d’un récit comptable, pour devenir une fresque, un récit autobiographique dont l’auteur fût aussi le maître d’œuvre, face à un public à venir.

 

Ecrire pour ses enfants

 

Un destinataire se dessine toutefois explicitement dans les comptes de Luigi Martelli bien avant l’ouverture de son livre secret.

C’est au moins à partir de l’année 1558, âgé de 64 ans, qu’il s’adressa à ses enfants dans ses souvenirs avec une formule qu’il employa bien de fois par la suite : « et cela pour en renseigner chacun de vous, mes enfants » [51]. On retrouve cette référence encore dans la comptabilité du même livre – cette fois dans une annotation postérieure et non datée [52] – mais aussi dans les souvenirs, dont l’un se terminait par l’annotation suivante : « et cette annotation a été faite pour renseigner chacun, pour être celle-ci la vérité » [53].

Ces références à l’adresse des fils deviennent enfin très récurrentes dans les souvenirs du livre secret, permettant de lever les derniers doutes sur le souhait de Luigi de confectionner pour eux un registre apte à résumer les annotations ayant, à ses yeux, la plus grande importance : notamment les moments cruciaux de sa vie familiale et politique, ainsi que ses principales transactsions économiques.

Le récit en image de soi à travers la devise, toutefois, s’inscrit davantage dans un registre moral, qui n’est pas absent de la comptabilité.

 

L’amour paternel et l’oiseau omis

 

Une autre fin semble en effet attirer l’attention de Luigi Martelli dans la rédaction de sa comptabilité, toujours à partir de cette même année 1558. La comptabilité lui sert aussi à « décharger » sa conscience [54], en disposant la réparation des torts qu’on pourrait lui reprocher après sa mort, si nécessaire « en chargeant la conscience » de certains de ses fils [55].

Luigi Martelli utilisa donc sa comptabilité pour construire une image de soi en tant que bon chrétien mais aussi en tant que bon père de famille.

En 1568, en effet, il dut justifier les honoraires d’un avocat dont le but était de « laisser [s]es enfants dans l’amour et sans contentieux entre eux (…) comme un père affectueux (amorevole) et comme il faut » [56]. Cette même horreur des contentieux et cette même affirmation d’être un père « amorevole » il la réaffirma par ailleurs en 1579 dans le livre secret [57].

La clé de lecture du récit autobiographique de Luigi Martelli illustré par la devise peut ainsi être l’amour envers ses enfants. La devise pourrait s’inspirer de l’un des emblèmes moraux du recueil d’Andrea Alciato publié à plusieurs reprises dès les années 1530, notamment à Lyon – où plusieurs des fils de Luigi Martelli furent actifs entre les années 1540 et les années 1570.

L’emblème dédié à l’« Amour aux enfans » [58] (fig. 3) rappelle dans sa construction la devise, notamment avec le grand arbre au centre et les petits arbustes en arrière-plan. Au cœur de cet emblème édité se trouvait cependant un ramier et sa capacité – louée dans les vers qui accompagnent l’image – à se défaire de ses plumes, l’hiver, pour protéger ses œufs du grand froid [59].

Par la référence à ce geste d’amour extrême, la devise inédite de Luigi Martelli (fig. 1 ) aurait ainsi été chargée de transmettre à ses fils et à ses héritiers, après son décès, une clé de lecture du livre secret, à son tour appelé à leur transmettre l’essentiel du récit autobiographique d’un père moralement exemplaire vis-à-vis de ses enfants.

 

Souvenirs pour une descendance

 

Par son support et par son contexte de réalisation, la devise de Luigi Martelli ne fut pas destinée à intégrer le système de symboles de l’autoreprésentation publique, mais trouva une place et un mobile tout à la fois intimes et fortement ancrés à l’échelle de la famille nucléaire.

L’écriture personnelle et l’autoreprésentation en image qui en sert de préface sont ainsi un autre reflet de l’ambiguïté de la pratique florentine de la tenue des livres de souvenirs, dans lesquels le mot « ricordo » qui ouvre chaque note, se prête à être lu comme un substantif (par exemple, « ricordo e inventario » [60] ou « ricordo e nota » [61] sous-entendant le verbe : « je fais le souvenir et l’inventaire » ou « la note »), comme la première personne de l’indicatif présent du verbe réflexif « ricordarsi » (io mi ricordo che : « je me souviens que »), mais aussi comme une injonction du verbe « ricordare » (ricordo a voi che : « je vous rappelle que »).

La réalisation du livre secret renforce ainsi cette fabrication consciente – par le travail de synthèse, de réélaboration et d’illustration – d’un récit cohérent de soi. Il s’agit d’une mémoire de soi figée, destinée à s’imposer – aussi bien par sa valeur légale – à sa descendance.

 

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[48] Sur le rôle de cette écriture dans la fabrique de la mémoire dans l’élite florentine, voir C. Cazalé Bérard et C. Klapisch-Zuber, Mémoire de soi et des autres dans les livres de famille italiens, dans « Annales. Histoire, Sciences Sociales », a. LIX, 2004, pp. 805-826.
[49] M. Fortunati, Scrittura e prova. I libri di commercio nel diritto medievale e moderno, Rome, Fondazione Sergio Mochi Onory per la storia del diritto italiano, 1996.
[50] CS-QS, 1475, f. 79 droite : « e questo che io fo è di mio contento e a mia sadisfatione e sendoci su molte memorie e ricordi a uso di libro segreto e però non sarà nessuno che se n’avessi da maravigliarsi ».
[51] CS-QS, 1475, f. 181 r° et CS-QS, 1492, f. 17 gauche : « et questo a notizia di ciascuno di voi mia figliuoli ».
[52] CS-QS, 1492, f. 14 gauche.
[53] « e questo s’è fatto a notizia di ciascuno d’essere così la verità ».
[54] CS-QS, 1475, f. 181 r° : un lègue fait alors à l’un de ses fils est justifié comme un « ischaricho di mia coscientia » ; on retrouve cette formule, dans le même registre, aux pages 191 et 195.
[55] CS-QS, 1475, p. 195.
[56] CS-QS, 1493 (livre de créanciers et débiteurs et de souvenirs de Luigi Martelli, E, 1566-1571), f. 52 gauche : « lasciare e’ mia figlioli in amore et sanza contenzione infra di loro per altre giuste e buone cagione come amorevole padre e come si conviene».
[57] CS-QS, 1475, f. 148 droite : « né abbia a venire in fra di loro litigio o contravertie per questo solo e questo è il mio volere come debito d’amorevole padre » (« afin qu’entre eux aucune dispute ou controverse ne surgisse pour cette raison, et cela est ma volonté comme dette d’un père affectueux »).
[58] A. Alciato, Les Emblèmes, Paris, Chrestien Wechel, 1542, p. 98.
[59] Ibid., p. 99 : « De yver le ramier ses oeufz feist, / Et par froid les voulut couver : / Lors de ses plumes se deffeist, / Pour ses oeufz du grand froid saulver: / Mort le print : en quoy veulx prouver, / Que Medee, & les rudes meres, / Doibvent grand vergoigne trouver, / D’estre plus que ung oyseau ameres » (nous soulignons).
[60] CS-QS, 1485 (cahier de dépenses de la maison et de souvenirs de Luigi Martelli, B, 1546-1554), f. 179 r°.
[61] CS-QS, 1475, f. 79 droite.