La fabrique secrète de l’image de soi et
sa transmission posthume dans la Florence
de la Contre-Réforme (1575-1580)
- Ilario Mosca
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Fig. 2. S. Rosselli, « Armoiries Martelli-
Médicis... », 1657
Comme toute devise [37], celle-ci est constituée par une image et une petite phrase (en italien motto). L’image est celle d’un arbre (peut-être un olivier) avec trois branches coupées et un rejeton ; en arrière-plan, trois petits arbres surgissent du terrain. Le motto est écrit en langue vulgaire dans un phylactère qui s’enroule autour du tronc du grand arbre et se déploie de part et d’autre ; la phrase est une affirmation à la première personne du singulier : « Lieto per lor mi spoglio », qu’on peut traduire littéralement par « heureux, je me dépouille pour eux ».
L’interprétation immédiate de la devise doit donc faire de l’arbre le sujet de l’action, qui s’exprime à la première personne, incitant à l’identifier avec son auteur et son propriétaire. Luigi Martelli affirmerait se dépouiller sans remords et même avec joie en la faveur d’un groupe non identifié explicitement.
Le recours à la métaphore de l’arbre dans l’autoreprésentation permet toutefois d’établir un lien direct avec les quatre autres éléments du dessin : le rejeton et les trois petits arbres.
Si le rejeton est facilement identifiable à un fils, jeune et attaché au tronc principal, les trois arbres se prêtent eux aussi à une lecture végétale : ils ont la même forme que le rejeton, ce qui conduit à avancer l’hypothèse qu’ils proviendraient des trois coupures visibles sur le grand arbre.
Les autres symboles de l’autoreprésentation
Dans le cadre d’un plus riche système de signes, il n’est pas à exclure que la marque marchande présente sur la première page du vieux livre secret [38] puisse avoir poussé Luigi Martelli à s’auto-représenter en ouverture de son « livre secret ». Cette devise est néanmoins absente de tout autre document conservé, alors que la marque des compagnies marchandes devait être apposée sur tous les registres, les lettres et les colis leur appartenant [39].
Cette devise n’est par ailleurs pas la seule forme d’autoreprésentation du marchand. Au XVIIIe siècle, un sceau ayant appartenu à Luigi Martelli a été retrouvé, sur lequel le blason familial (un griffon rampant), coiffé d’un cimier, était entouré par la légende « Aloisius Aloisii De Martellis » [40].
Le choix de faire appel à un symbole éminemment collectif comme le blason afin de produire l’autoreprésentation explicite d’un individu ou d’une famille nucléaire repropose les tensions déjà évoquées entre les niveaux collectif et individuel.
En effet, dans l’autoreprésentation de sa famille nucléaire, Luigi fit au moins deux fois le choix de recourir à l’héraldique, mais en évitant toute confusion avec l’ensemble des individus appartenant à la famille Martelli, descendant en ligne directe masculine d’un ancêtre commun.
En 1516, quinze jours après son retour dans le palais des ancêtres, Luigi Martelli afficha l’identité particulière des occupants en insérant dans ses fenêtres deux tondi en verre : l’un portant le blason familial coiffé d’une mitre en référence à son frère évêque et l’autre parti, aux armoiries Martelli et Soderini, la famille de sa femme [41]. En 1562 il fit réaliser à la fois un monument funéraire pour sa tante et un nouveau tombeau réservé exclusivement à sa famille nucléaire ; pour en souligner l’exclusivité, il y fit apposer deux écus partis : l’un aux armoiries Martelli et Soderini ; l’autre – encore visible au milieu du XVIIe siècle – aux armoiries Martelli et Médicis (fig. 2), en mémoire de l’oncle paternel et de la tante dont il était le seul héritier [42].
La devise réalisée entre 1575 et 1580 constitue donc une rupture majeure vis-à-vis des autres formes de représentation de soi, en délaissant les symboles hérités de la tradition héraldique familiale.
Les arbres entre individus et familles
Le recours à la métaphore de l’arbre pour produire une autoreprésentation dans une devise n’est pas une démarche originale. Les emblèmes et les devises centrés sur des éléments végétaux s’étaient répandus à la fin du Moyen Age et ont trouvé une place importante au XVIe siècle dans les traités et dans les recueils dédiés aux devises [43].
De plus, l’image dessinée par Luigi Martelli semble construite en tenant compte des cinq règles énoncées par Paolo Giovio dans son Dialogue : en évitant toute représentation humaine pour privilégier des éléments comme, par exemple, les « arbres verdoyants » [44].
En revanche, le marchand ne suis pas les recommandations de Giovio qui prônait un motto sentencieux et donc peu explicite ou du moins qu’une autre langue cache le sentiment du propriétaire de la devise [45]. Loin d’être une sentence, la phrase en langue vulgaire « Lieto per lor mi spoglio » semble être prononcée directement par le grand arbre, tout en créant des problèmes d’interprétation.
La référence à la famille semble certaine, dans le cadre de la mode des arbres généalogiques qui gagnait toute l’élite florentine dans la seconde moitié du XVIe siècle [46].
Une première interprétation que nous avançons, strictement liée à cette mode et affirmant le cadre unitaire du groupe familial, vaudrait que l’arbre soit heureux de se dépouiller à la faveur du rejeton, ainsi que des petits rameaux et des feuilles qu’il abrite.
Une deuxième interprétation qu’il est aussi possible d’avancer s’éloignerait plutôt de cette vision unitaire, pour faire des petits arbres des entités coupées du grand arbre et réimplantées dans le même terrain.
Si les deux interprétations semblent compatibles avec la joie de se dépouiller en la faveur de ses cinq fils en vie à l’époque [47], l’interprétation interne de la devise reste problématique, entre l’illustration de la séparation des enfants de leur père et la mise en scène de l’unité familiale dans l’arbre généalogique.
Au cœur de cette difficulté réside donc la relation entre le père et ses enfants, dont l’étude ne peut pas faire abstraction de l’ensemble du dossier.
[37] Sur cette figure emblématique, voir L. Hablot, Manuel de Héraldique et Emblématique médiévale, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2019, pp. 245-304 ; R. Klein, La Théorie de l’expression figurée dans les traités italiens sur les imprese, 1555-1612, dans « Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance », vol. XIX, 1957, pp. 320-342 ; A. Rolet, Aux sources de l’emblème : blasons et devises, dans « Littérature », n. 145, 2007, pp. 53-78.
[38] CS-QS, 1462, f. 1 r°.
[39] J. Hayez, « La marque, le blason et la figure. Usages de signes identitaires dans l’entourage de Francesco Datini (Toscane, vers 1400) », dans G. Bartholeyns, M. Bourin, et P.-O. Dittmar (dir.), Images de soi dans l’univers domestique, XIIIe-XVIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, pp. 191-207.
[40] D. M. Manni, Osservazioni istoriche sopra i sigilli antichi de’ secoli bassi, vol. XIII, Florence, Nella Stamperia dell’Autore, 1743, p. 27.
[41] CS-QS, 1471, f. 3 r°.
[42] S. Rosselli, Sepoltuario Fiorentino ovvero Descrizione delle Chiese Cappelle e Sepolture loro Armi & Inscrizioni della Città di Firenze e suoi Contorni, 1657, Florence, Raccolta Rosselli-del Turco, manuscrit 262 (reproduit intégralement dans M. Di Stasi, Stefano di Francesco Rosselli antiquario fiorentino del XVII sec. e il suo Sepoltuario, Florence, Polistampa, 2014), p. 1372 ; CS-QS, 1475, f. 176 v° et CS-QS, 1492 (livre de créanciers et débiteurs et de souvenirs de Luigi Martelli, D, 1561-1565), f. 44 gauche.
[43] Ch. de Mérindol, « De l’emblématique et de la symbolique de l’arbre à la fin du Moyen Age », dans L’Arbre. Histoire naturelle et symbolique de l’arbre, du bois et du fruit au Moyen Age, Paris, Le Léopard d’or, 1993, pp. 105-125.
[44] P. Giovio, Ragionamento sopra i motti e disegni d’arme e d’amore che comunemente chiamano imprese, Milan, G. Daelli e comp., 1863, p. 5 : « terza, che sopratutto abbia bella vista, la quale si fa riuscire molto allegra, entrandovi stelle, soli, lune, fuoco, acqua, arbori verdeggianti, strumenti meccanici, animali bizzarri ed uccelli fantastici » (nous soulignons).
[45] Ibid.
[46] C. Klapisch-Zuber, The Genesis of the Family Tree, dans « I Tatti Studies: Essays in the Renaissance », vol. IV, 1991, pp. 105-129; cf. R. Bizzocchi, Culture généalogique dans l’Italie du XVIe siècle, dans « Annales. Economies, Sociétés, Civilisations », a. XLVI, 1991, pp. 789-805 et O. Rouchon, « Les Toscans et leurs ancêtres. Le consensus généalogique dans les noblesses du grand-duché (XVIe-XVIIe siècles) », dans id. (dir.), L’Opération généalogique. Cultures et pratiques européennes, XVe-XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, pp. 73-100.
[47] Il s’agit de Carlo, d’Ugolino, de Giovambattista, de Lorenzo et de Ludovico.