La fabrique secrète de l’image de soi et
sa transmission posthume dans la Florence
de la Contre-Réforme (1575-1580)
- Ilario Mosca
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Fig. 1. L. Martelli, « Lieto per lor mi
spoglio », 1575-1580
Auteur
Luigi Martelli [15], le rédacteur et propriétaire de cette série archivistique, est issu d’une famille qui participa à la vie politique florentine à partir du milieu du XIVe siècle, mais qui s’affirma politiquement et économiquement après la victoire de la faction médicéenne en 1434 [16].
Si le père et les oncles de Luigi avaient dirigé notamment les compagnies florentines, lyonnaises et romaines appartenant au système d’entreprises familial, à la fin du XVe siècle la division en branches avait eu comme pendant l’éclatement des intérêts économiques et même politiques de la maisonnée [17].
Marié en 1512 avec la nièce du gonfalonier à vie Piero Soderini [18], Luigi commença à tenir sa propre comptabilité seulement en 1516, après avoir déménagé dans le palais familial, dans la Via dei Martelli, avec sa femme et ses premiers enfants [19]. En 1517, enfin, le décès de son frère – l’évêque Ugolino – le laissa seul héritier du patrimoine commun [20].
Luigi Martelli possédait plusieurs immeubles à Florence (le palais familial, des maisons et des boutiques) ainsi que des fermes et des terrains dans le territoire florentin et une villa suburbaine ; parmi ses actifs mobiliers, les titres de créances et les dépôts auprès de marchands-banquiers florentins occupent une place importante. Bien qu’inscrit – secondant la tradition familiale – à la corporation citadine des marchands, son implication directe dans le monde des affaires fut en réalité très limitée [21].
Précoce et de courte durée semble avoir été son implication dans la vie culturelle florentine, avec son intégration dans la « Compagnie de la Truelle » (Compagnia della Cazzuola), qui rassembla des jeunes artistes et hommes de lettres florentins, pour lesquels il organisa même un banquet [22]. Resté proche de Giorgio Vasari [23] ainsi qu’en contact avec d’autres artistes et lettrés florentins comme Agnolo Bronzino [24] et Benedetto Varchi [25], il ne fut cependant pas membre des académies créées à Florence à partir de 1540 [26].
Ses centres d’intérêt ont été divers : d’une part il gravit, à partir de 1531, les échelons du cursus honorum florentin [27]. Il fut notamment sénateur à partir de 1568 et occupa en 1570 la charge la plus prestigieuse – celle de « lieutenant général du grand-duc » [28]. Luigi s’intéressa d’autre part à son patrimoine et à ses enfants – les quatre filles et les sept fils nés entre 1514 et 1541 et qui atteignirent l’âge adulte [29].
Comme il était commun dans l’élite florentine de l’époque [30], les quatre filles perdirent tôt – entre 1532 et 1539 – tout droit à la succession : deux d’entre elles furent mariées, alors que deux autres entrèrent en religion [31] ; ses fils furent ses héritiers à parts égales dans toutes les versions de son testament : parmi eux, deux furent des hauts prélats (Ugolino et Ludovico) et cinq furent des marchands actifs notamment en Espagne et à Lyon (Carlo, Cosimo, Giovanvettorio, Giovambattista et Lorenzo) [32].
Le livre secret
Parmi les 24 livres de sa comptabilité, le registre numéro 1475 occupe une place toute particulière. Au départ il fut conçu comme le deuxième livre de synthèse de la série « A », on y trouve en effet les comptes des débiteurs et des créanciers, de 1524 à 1528, jusqu’au folio 78. Il fut alors mis de côté jusqu’en 1575, lorsque Luigi Martelli déclara au folio 79 deux choses : premièrement, son, intention d’y faire suite à sa comptabilité après son livre « F », ce qui se réalisa entre les folios 80 et 155 ; deuxièmement, il annonça la présence dans ce même registre de « nombreuses mémoires et souvenirs, comme il est d’usage dans un livre secret » (« a uso di libro segreto ») [33].
La métamorphose du deuxième livre de synthèse de la série « A » en livre secret est d’ailleurs visible dès la page d’ouverture du registre : avec cette même encre, plus foncée, Luigi ajouta à l’appellation d’origine du registre la phrase « intitulé livre secret » [34].
Ce type de manuscrit est bien connu dans la Florence de la fin du Moyen Age. Les marchands tout comme les compagnies marchandes inscrivaient dans leurs livres secrets les contrats les plus importants, ainsi que les comptes des capitaux investis par eux-mêmes et par d’autres. Ce livre était dit « secret » puisqu’il n’était pas destiné à être cité dans les autres livres de comptes, afin d’occulter ou du moins de gérer séparément une partie de la comptabilité de la personne ou de la compagnie en question [35].
Dans ses archives, Luigi en possédait un exemplaire ancien : le numéro 1462, rédigé entre 1475 et 1480 pour la compagnie Martelli de Pise, la maison mère du système d’entreprises familial [36]. Sans que l’on puisse affirmer un lien direct avec les deux livres secrets, ce fut exactement en 1575, à un siècle de distance de l’ouverture du vieux registre, que Luigi s’engagea dans la tenue du sien, décoré en ouverture par son autoreprésentation en image.
En public et en privé : la mise en images d’un homme et de sa famille
Cette devise, que nous allons maintenant aborder de plus près (fig. 1), apparaît comme un unicum, mais elle ne constitue toutefois pas la seule forme de mise en image de soi de Luigi Martelli. Il conviendra ainsi de passer également en revue, à l’aide de ses comptes personnels, les autres formes d’autoprésentation, afin d’en aborder la signification et les relations avec la devise qui nous occupe.
L’impresa et son interprétation
C’est entre 1575 et 1580, les cinq dernières années de la vie de Luigi Martelli, qu’il faut dater la réalisation de la devise. Bien que la feuille de garde en parchemin ait été prévue dès l’achat du registre afin de protéger la première page en papier des fils de soie décorant les courroies.
La devise a été réalisée au centre de cette feuille, utilisant la même encre employée par Luigi Martelli dans la rédaction de sa comptabilité.
[15] V. Bramanti, Ritratto di Ugolino Martelli (1519-1592), dans « Schede umanistiche », vol. II, 1999, pp. 5-53 ; T. Mozzati, Giovanfrancesco Rustici. Le compagnie del Paiuolo e della Cazzola. Arte, letteratura, festa nell’età della Maniera, Florence, Leo S. Olschki, 2008, pp. 382-383 ; I. Mosca, Op. cit., passim.
[16] P. Litta, « Martelli di Firenze », dans Famiglie celebri di Italia, vol. V, 1833 ; L. Martines, La famiglia Martelli e un documento sulla vigilia del ritorno dall’esilio di Cosimo dei Medici (1434), dans « Archivio Storico Italiano », vol. CXVII, 1959, pp. 29-43 ; U. Martelli, Ricordanze dal 1433 al 1483, éditées par F. Pezzarossa, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1989 ; A. Civai, Dipinti e sculture in casa Martelli. Storia di una collezione patrizia fiorentina dal Quattrocento all’Ottocento, Florence, Opus Libri, 1990 pp. 19-30 ; I. Mosca, Les Martelli de Florence et de Lyon, Op. cit., passim.
[17] I. Mosca, Les Martelli de Florence et de Lyon, Op. cit., pp. 361-508.
[18] Ibid., p. 478.
[19] Ibid., p. 516.
[20] CS-QS, 1471 (journal de souvenirs, A, 1516-1520), f. 108 r°.
[21] I. Mosca, Les Martelli de Florence et de Lyon, Op. cit., pp. 521 et 561-569 : la seule association marchande à laquelle il participa, sans pour autant y jouer un rôle actif, fut une compagnie de battiloro créée en 1513 et liquidée à partir de 1522.
[22] G. Vasari, Le vite de’ più eccellenti pittori, scultori e architettori, vol. II, Florence, Giunti, 1568, pp. 603-504 et 607 et T. Mozzati, Op. cit., pp. 382-383.
[23] G. Vasari, Le vite..., Op. cit., vol. II, p. 1000 ; cf. A. Civai, Op. cit., p. 33 n. 81 et p. 42.
[24] E. Cropper, Prolegomena to a new interpretation of Bronzino’s Florentine portraits, dans A. Morrogh, F. Suberbi Gioffredi, P. Morselli et E. Borsook (dir.), Renaissance Studies in Honor of Craig Hugh Smyth, vol. II, Florence, Giunti Barbéra, 1985, pp. 149-160 ; R. Wildmoser, Das Bildnis des Ugolino Martelli von Agnolo Bronzino, dans « Jahrbuch der Berliner Museen », vol. XXXI, 1989, pp. 181-214 ; A. Civai, Dipinti e sculture in casa Martelli..., Op. cit., p. 38 ; V. Bramanti, Ritratto di Ugolino Martelli (1519-1592), Op. cit., pp. 6 et 18 ; M. Brock, Le portrait d’Ugolino Martelli par Bronzino. Un Homère à Florence ?, dans Homère à la Renaissance, Rome, Académie de France à Rome – Villa Médicis, 2011, pp. 323-344.
[25] V. Bramanti, Ritratto di Ugolino Martelli (1519-1592), Op. cit., passim ; S. Lo Re, Politica e cultura nella Firenze cosimiana. Studi su Benedetto Varchi, Manziana, Vecchiarelli, 2008, pp. 105, 107, 133, 144 et 255.
[26] M. Plaisance, Le Prince et les « lettrés » : les académies florentines au XVIe siècle, dans J. Boutier, S. Landi et O. Rouchon (dir.), Florence et la Toscane XIVe-XIXe siècles. Les dynamiques d’un Etat italien, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, pp. 365-379.
[27] R. B. Litchfield, Emergence of a Bureaucracy, Op. cit. ; pour une présentation de l’ensemble des magistratures florentines en 1562 voir G. M. Cecchi, Il « Sommario de’ magistrati di Firenze » di ser Giovanni Maria Cecchi (1562). Per una storia istituzionale dello Stato fiorentino, édité par A. D’Addario, Rome, Ministero per i Beni Culturali – Ufficio Centrale per i Beni Archivistici, 1996.
[28] I. Mosca, Les Martelli de Florence et de Lyon, Op. cit., pp. 491-507; Voir N. S. Baker, The Fruit of Liberty. Political Culture in the Florentine Renaissance, 1480-1550, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 2013, pp. 174, 203 et 216.
[29] CS-QS, 1475, f. 176 r° ; cf. V. Bramanti, Ritratto di Ugolino Martelli (1519-1592), Op. cit., p. 8 n. 12 et I. Mosca, Les Martelli de Florence et de Lyon, Op. cit.
[30] Richard C. Trexler, Le Célibat à la fin du Moyen Age : les religieuses de Florence, dans « Annales. Histoire, Sciences Sociales », a. XXVII, 1972, pp. 1329-1350 ; I. Chabot, La Loi du lignage. Notes sur le système successoral florentin (XIVe-XVe, XVIIe siècles), dans « Clio. Histoire, femmes et sociétés », vol. VII, 1998, pp. 51-72; R. B. Litchfield, Demographic Characteristics of Florentine Patrician Families, Sixteenth to Nineteenth Centuries, dans « The Journal of Economic History », vol. XXIX, 1969, pp. 191-205, en particulier p. 197.
[31] CS-QS, 1475, f. 178 r°.
[32] V. Bramanti, Ritratto di Ugolino Martelli (1519-1592), Op. cit., et I. Mosca, Les Martelli de Florence et de Lyon, Op. cit.
[33] CS-QS, 1475, f. 79 droite.
[34] CS-QS, 1475, frontispice.
[35] F. Edler, Glossary of Medieval Terms of Business. Italian Series 1200-1600, Cambridge, The Mediaeval Academy of America, 1934, pp. 159, 162, 342 et 362-363 ; R. De Roover, The Rise and Decline of the Medici Bank (1397-1494), Cambridge et London, Harvard University Press, 1963, en particulier p. 46 ; F. Melis, Documenti per la storia, Op. cit., pp. 44 et 60-61 ; id., Sulle fonti della storia, Op. cit., pp. 217-218.
[36] CS-QS, 1462 (livre secret de la compagnie « Ugolino et Antonio Martelli et compagnons de Pise », O, 1475-1480) ; v. I. Mosca, Les Martelli de Florence et de Lyon, Op. cit., pp. 420-467.