Territoires autobiographiques –
récits-en-images de soi
- Olivier Leplatre et Philippe Maupeu
_______________________________
A l’intérieur de l’album initial que, pour finir la composition de son Roland Barthes par Roland Barthes, Barthes dispose au début de son texte, comme son origine imaginaire, la photographie avec la mère est ainsi légendée : « Stade du miroir : "tu es cela" ». Pourtant l’image, quelque place qu’elle assigne, n’arrête pas l’identité, elle la repousse plutôt en une altérité sidérante d’où il faut repartir pour s’écrire autant que se désécrire. Dans l’optique d’Annie Ernaux par exemple, la photographie remplit un rôle déterminant en vue d’une écriture de la déterritorialisation de soi. Support « muet », sans « bruit » ni « odeurs » (c’est ainsi qu’elle lui plaît), la photographie œuvre au processus de recul de l’être à lui-même ; recul qui, paradoxalement, le médiatise pour le jeter au dehors, dans une posture ou une position qu’Ernaux estime fondamentalement liée à l’écriture de soi et qui la pousse à décrire son Journal du dehors à l’égal d’une « collection d’instantanés de la vie quotidienne collective » [16].
Le foisonnement des images, en tant que modalités modernes ou postmodernes de la représentation de soi, est inséparable du sentiment de la diffraction de l’instance subjective. Les notions de vérité ou d’identité, clés de voûte de l’autobiographie, achoppent sur sa présence labile, à la fois transparente et opaque. Les images rendent indécidables ces repères, fragilisent leur autorité en ne cessant de modeler un moi dont la fonction ou la fiction serait de regarder, à distance de soi, réflexif et pluriel, l’imaginaire de soi-même. Il n’y a pas de propre du sujet : intrinsèquement ambiguës puisqu’elles peuvent être documentaires comme purement fictives, les images reflètent et accusent la dispersion du moi dans le prisme de son rapport à la réalité de soi. Elles ne fixent pas de lieu, elles dégagent des perspectives, des points de fuite ou aveugles, elles inventent une foule de figures et elles entraînent vers les multiples avatars de la dépossession. Cet insituable de l’image, qu’elle accompagne le texte ou le remplace, met l’écriture face à son fantasme de totalité et de monopole de l’identité. L’image autobiographique se comporte avec soi comme un « être détaché » [17]. Son éclairage revient décoller le texte de lui-même, indiquant dans sa substance les césures, les fragments, les aspects, les bouffées rêveuses, les fictions d’un moi dont le portrait serait un « jeu des degrés » [18] et des plans, une portraiture à la tâche infinie. « Pourquoi ne parlerais-je pas de "moi" puisque "moi" n’est plus "soi" ? Le sujet se prend ailleurs aujourd’hui » remarque Barthes [19]. Mais cet aujourd’hui a peut-être toujours été. Louis Marin ajoute à la question de Barthes réfléchissant à la spécularité de la tension autobiographique : « Je m’interroge sur cet "aujourd’hui". Le sujet n’est pas plus ailleurs aujourd’hui qu’il était ou ne l’était pas au XIXe, au XVIIIe siècles etc. » [20]. Cette déportation, quel que soit le discours du et sur le sujet, est le fait de l’autobiographie, sa valeur, assumée par le texte ou l’image. L’altérité à soi est dépendante dès lors de modes d’échappée vers la fiction, dispositif imaginaire au statut trouble. « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman » [21]. Ce dédoublement, posé dès le titre schizophrénique du Roland Barthes par Roland Barthes, serait l’une des stratégies envisageables pour libérer le portrait de soi dans une « fiction non point réaliste mais juste » [22] .
Sophie Calle, on le sait, joue beaucoup de ce statut flottant de l’altérité, et de la supposée valeur testimoniale de la photographie (argentique) dont on a peut-être surévalué la dimension indicielle de trace[23]. C’est ainsi sur le modèle de l’intransitivité photographique qu’Annie Ernaux, précisément attirée par les expériences phototextuelles, pense sa propre écriture : « J’ai cherché à pratiquer une écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme » [24].
L’image dégage un autre imaginaire de soi : fantasmes, scènes oniriques, dérives psychiques… ; elle vient défaire, critiquer, déchirer, déplier le Je autobiographique, et éluder l’assignation de ce Je qui s’installe dans l’autobiographie et la signe. La photographie inquiète le récit d’une manière particulièrement troublante chez Sebald. Dans Vertiges [25], l’écrivain raconte un parcours erratique, un voyage sans objet où la conscience vacille dans une sorte de confusion des espaces et des temps, de l’Angleterre à Venise en passant par l’Autriche, sous les figures tutélaires de Stendhal, Casanova et surtout Kafka, et le retour sept ans après pour en fixer les étapes. Le récit est ponctué de photographies. L’une d’entre elles montre non loin de Schönbrunn une façade de parpaings aux fenêtres aveugles, sans charpente, décrite dans le récit [26] : pas de légende, de nom ni de date ; et rien ne dit dans le récit que cette photographie a été prise par l’écrivain : faut-il douter de la valeur testimoniale de l’image ? Ou bien alors la photographie, lestée comme toujours chez Sebald d’une charge profondément mélancolique, ne manifeste-t-elle pas une béance, un point aveugle de la narration analogue à la menace psychique de dépersonnalisation qui pèse sur le narrateur ?
L’idéologie du moi est aussi une idéologie du récit dont la modernité comprend qu’elle ne peut qu’engager esthétiquement la contestation. L’image participe de l’analyse idéologique qui entraîne avec elle la stabilité même du récit. Dans son film Heavy Traffic, Ralph Bakshi conduit exemplairement cette critique en greffant images dessinées et prises de vue directes de façon à changer, dans l’élaboration autobiographique, le point de vue sur soi et la qualité du rapport au réel. Se déprenant, contre toute appropriation totalitaire, d’une objectivité des images, il impose l’espace d’une contre-culture et d’un régime de représentation de l’individu, à l’opposé des formes du naturalisme, où prévaut le récit flottant d’un moi pris dans le dédale de sa psyché et de ses fantasmes.
Il s’agirait donc moins pour le sujet autobiographique de s’élucider dans une structure narrative que de manipuler, par l’image, la continuité et la linéarité temporelle et narrative, de l’ouvrir à la dispersion, à l’éclatement, au montage, à la résonance harmonique, au retour étrange du même, ou au creusement de la différence. Car l’image perturbe à dessein l’idée du moi, tout comme l’idée du moi, telle qu’elle est appréhendée sous l’ère du soupçon identitaire, c’est-à-dire éclatée, libère le champ des images.
[16] A. Ernaux, Journal du dehors, Paris, Gallimard, « Folio », 1995, p. 8.
[17] « Lorsque la méditation (la sidération) constitue l’image en être détaché, lorsqu’elle en fait l’objet d’une jouissance immédiate, elle n’a plus rien à voir avec la réflexion, fût-elle rêveuse, d’une identité ; elle se tourmente et s’enchante d’une vision qui n’est nullement morphologique (je ne me ressemble jamais), mais plutôt organique (R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Op. cit., p. 7).
[18] « Tout discours est pris dans un jeu des degrés » (Ibid., p. 72).
[19] Ibid., p. 170.
[20] L. Marin, « Roland Barthes par Roland Barthes ou L’autobiographie au neutre », L’Ecriture de soi, Paris, PUF, « Collège international de philosophie », 1999, p. 12.
[21] R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Op. cit., page de garde.
[22] Ibid., p. 108.
[23] Voir l’introduction au n°78 de Littératures, Ph. Maupeu (dir.), « Territoires autobiographiques : récits-en-images de soi », Toulouse, PUM, 2018, pp. 12-13.
[24] A. Ernaux, Journal du dehors, éd. cit., p. 9.
[25] W. G. Sebald, Vertiges, trad. P. Charbonneau, Arles, Actes Sud, « Babel », 2001.
[26] Ibid., pp. 44-45.