Territoires autobiographiques –
récits-en-images de soi

- Olivier Leplatre et Philippe Maupeu
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Récits-en-images de soi : ou l’art et le défi de se raconter à travers l’image, les images, dans toute la diversité des médiums et des pratiques qu’elles convoquent : image photographique, montée en série (chez un Opalka) ou insérée dans la trame d’un récit autobiographique ; image cinématographique et image vidéo ; dessin griffonné dans l’entretien de soi à soi qu’offre le journal personnel ; dispositif de l’installation plasticienne qui orchestre la diversité des médiums, des langages et des matériaux ; montage textuel et iconique de la bande dessinée ou du roman graphique autobiographique, né aux Etats Unis dans les années 1970 avec Robert Crumb, Justin Green et Art Spielgelman, et passé en Europe dans les années 1990 avec David B, Mattt Konture ou Fabrice Neaud ; pratique journalière du blog... Cette disparate peut-elle s’appréhender sous le même nom d’autobiographie en image, ou de récit-en-images de soi ? Les modalités, enjeux et finalités de l’écriture en images de soi sont aussi divers que les périodes, les institutions littéraires et médiatiques, les dispositifs discursifs et techniques dans lesquels ils s’exercent. Bon nombre de travaux ont jusque-là reconduit les lignes de fractures entre les genres, entre les techniques, entre les dispositifs médiatiques : ouvrages consacrées aux Traces photographiques, traces autobiographiques [5], à l’« autobiographisme » [6]…

Y-a-t-il un sens à embrasser ou comprendre dans un même geste, une même intention (celle de se raconter et se dire par et à travers l’image) des objets aussi divers que le roman graphique et la photographie sérielle, le film d’animation et l’installation vidéo ? Y-a-t-il un geste, une intention, un projet qui relèverait de l’écriture en images de soi, et qui se manifesterait dans des modalités diverses selon les médiums ? Y-a-t-il au contraire une irréductible pluralité d’objets, qu’il serait vain et artificiel de vouloir confronter les uns aux autres, tant sont grandes leurs différences ? Diversité des médiums, des matériaux, hétérogénéité des temporalités également, des scansions temporelles, à la fois dans leur fréquence, leur durée – la pratique quotidienne du journal, régulière voire répétitive, n’engage pas la même temporalité que la réalisation d’une installation ou d’un film, avec la multiplicité des procédures successives qu’elle implique, de la conception au montage final. Cette hétérogénéité temporelle est en partie liée à la question des médiations techniques qui interviennent dans la réalisation du projet et de l’intention de l’auteur : le rapport entre l’intention et sa réalisation n’est pas le même dans la trace (auto-)graphique (selon la double acception du terme graphein, peindre et écrire) laissée par Stendhal dans son journal ou par Artaud dans ses carnets, que dans la réalisation d’un film. Celle-ci avec l’ensemble des médiations et des délégations techniques qu’elle mobilise place le cinéma, peut-être plus que l’écriture, sous un régime de co-autorialité qui questionne le pacte référentiel au cœur de l’autobiographie. La même question se pose pour les comics autobiographiques avec auteur pluriel (correspondant à la double énonciation, verbale et graphique, comme par exemple chez Harvey Pekar et son American Splendor réalisée en collaboration avec différents dessinateurs, Robert Crumb et Garry Dumm parmi d’autres). En fin de compte, la notion englobante d’image est-elle un facteur opératoire d’intégration de l’hétérogène technique, et permet-elle de penser dans la variété et la diversité des gestes le projet autobiographique ?

Dans le Commerce des regards, Marie-José Mondzain oppose l’image à ce qu’elle appelle les « flux iconiques » qui se déversent continûment dans notre quotidien emportant en premier lieu l’image de soi. « L’image, écrit Mondzain, court un grave danger, et menace de disparaître sous l’empire des visibilités » [7]. Le dispositif panoptique lourd de Loft Story et des premières émissions de Téléréalité paraît aujourd’hui relever d’un autre âge, avec la généralisation des dispositifs de communications légers et personnalisés (« customisés »), qui font de l’écran numérique, à travers ses diverses modalités techniques (téléphone portable, ordinateur, tablette), une prothèse communicationnelle bouleversant en profondeur les catégories de l’identité, de la subjectivité et de l’altérité, et remettant en question les distinctions mêmes entre espace public et zone de l’intime. L’image de soi est aujourd’hui prise dans ce flux. L’exposition permanente de soi à l’écran (qui va de pair avec un repli et un retranchement par rapport à l’espace social de la rue), s’accentue avec l’invention et le perfectionnement incessant des techniques et des dispositifs, dans le champ social des médias et de la communication : chaines d’infos continues, caméras de vidéosurveillance, webcam et skype puis snapchat et périscope, l’homme moderne se soumet de plus en plus, quand il ne l’induit pas lui-même, à une assignation permanente à la visibilité. Le « droit à l’image » (de défensif qu’il était), s’inverse aujourd’hui en un droit (une revendication) à la visibilité, comme le montre Nathalie Heinich dans De la visibilité [8]. Il n’y aurait plus, en allant un peu loin, de subjectivité que dans la face visible que l’individu expose à l’écran : un sujet médiatiquement objectivé, dé-subjectivé, extraverti au sens étymologique (et au sens courant également, avec ce que cela induit d’une hystérisation des postures et des corps). Walter Benjamin voyait jadis dans l’acteur de cinéma, exposé au dispositif machinique du tournage, et exilé de son image livrée aux masses, la figure de cette servitude ou aliénation volontaire à la technique. C’est aujourd’hui la masse, pour parler comme Benjamin, qui connaît le sort de l’acteur [9].

La dignité de l’entreprise autobiographique (c’est sa dimension éthique incontournable), lorsqu’elle passe par l’image, consiste peut-être aujourd’hui à renouer avec l’image en l’arrachant au flux iconique qui emporte le sujet dans l’exposition ubiquitaire et incessante de soi. Toute image, nous dit Jacques Rancière, est pensive [10]. Cette re-saisie de l’image dans le questionnement autobiographique, réflexif, perplexe, surpris ou inquiet, nécessite et présuppose un retrait : retrait temporel, dans la lente configuration de l’intrigue, cette mise en intrigue qui fonde l’identité narrative du sujet pour parler avec Ricœur [11] ; dans ce lent travail mémoriel de saisie rétrospective de soi par la mémoire, à l’assignation d’un point perspectif en amont duquel s’ordonne et s’organise le tableau d’une histoire individuelle et singulière, avec son creusement perspectif, l’étagement de ses plans, ses effets de reliefs mais aussi ses zones de flous, ses ombres, ses perspectives inversées, aberrantes ou dépravées ; retrait spatial aussi dans l’encoignure du journal intime, la cellule de l’écrivain, le laboratoire du photographe ou la cabine de montage, ou leurs avatars modernes, figures de l’abstraction au monde que nécessite le retour sur soi. De toute œuvre autobiographique, l’auteur s’est retiré, absenté : il n’est de geste autobiographique que dans ce suspens, cette empreinte laissée par une présence passée ; le récit-en-image de soi répond ainsi à la condition d’homme moderne interconnecté, voué à une visibilité sans retrait, aux servitudes de l’exposition et de la présence.

Suspendre ou neutraliser, comme l’écrit Philippe Lejeune dans Je est un autre [12], l’adhérence à soi pour retrouver, éprouver, manifester la césure du sujet au cœur de l’identité réflexive, de cette identité relationnelle selon laquelle l’individu, écrit Valéry, est un dialogue [13]. Si l’image est le lieu d’une objectivation du sujet, elle ne ferait donc qu’accuser cette étrangeté à soi qui clive le sujet parlant entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation ; altérité temporelle, notamment, que manifeste toujours douloureusement l’autoportrait photographique revu dans la distance du temps écoulé, et que vise à contenir l’homonymie de l’énonciation en je. L’exposition diffractée, spatialisée, de soi dans l’espace du journal intime ou dans le dispositif de l’installation plasticienne s’oppose à la conception longtemps largement « monodique » de la rétrospection autobiographique (monodiae meae est le sous-titre du De vita sua de Guibert de Nogent, au début du XIIe siècle [14]). Mais elle théâtralise, dramatise cette césure : nous ne sommes pas, mais Montagne l’avait dit, tissé d’une seule et même étoffe. L’autobiographie, ne s’écrit-elle pas tout entière contre le scandale de ne pas se ressembler – entendons : de ne pas nous ressembler à nous-mêmes ? Dans ce que Pierre Fresnault-Deruelle nomme schizographie [15] ?

 

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[5] D. Méaux et J.-B. Vray (dir.), Traces photographiques, traces autobiographiques, Saint-Etienne, Publications de l’université de Saint-Etienne, CIEREC, Travaux 114, « Lire au présent », 2004.
[6] V. Alary, D. Corrado et B. Mitaine (dir.), Autobiographismes. Bande dessinée et représentation de soi, Chêne-Bourg, Georg Editeur, « L’Equinoxe », 2015.
[7] M.-J. Mondzain, Le Commerce des regards, Paris, Seuil, 2003.
[8] N. Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaine », 2012.
[9] W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Œuvres, Tome III, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000 (pp. 86-90 en particulier : « l’acteur de cinéma ne joue pas devant un public, mais devant un appareil. (…) C’est devant un appareil que la grande majorité des citadins doit, dans les bureaux comme dans les usines, abdiquer son humanité pendant la durée de sa journée de travail. Le soir, ce sont ces mêmes masses qui remplissent les salles de cinéma pour voir comment l’acteur les rachète dans la mesure où, non content d’affirmer son humanité à lui (ou ce qui y ressemble) en face de l’appareil, il s’en sert pour triompher »).
[10] J. Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La fabrique éditions, 2008, pp. 115 sq.
[11] P. Ricoeur, Temps et récit, Tome 1, Paris, Seuil, « Points », 1983.
[12] Ph. Lejeune, Je est un autre. L’autobiographie, de la littérature aux médias, Paris, Seuil, « Poétique », 1980 (chap. « Sartre et l’autobiographie parlée »).
[13] Cité par Philippe Lejeune dans Je est un autre. L'autobiographie, de la littérature aux médias, Op. Cit., p. 36.
[14] Voir M. Zink, La Subjectivité littéraire, Paris, PUF, « Ecriture », 1985, pp. 181-182.
[15] P. Fresnault-Deruelle, « Persepolis : une autobiographie, ou la véracité d’un témoignage », dans Autobiographismes, Op. cit., pp. 216-224 (p. 224).