Une enfance en espace hybride :
Je me souviens Beyrouth de Zeina Abirached
- Marie-Thérèse Oliver-Saidi
_______________________________
Fig. 8. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
Fig. 10. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
Fig. 11. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
Fig. 12. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
Fig. 14. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
Fig. 15. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
Cet espace contraint, bouleversé est d’autant plus inquiétant qu’il génère des embouteillages monstres dans une ville où la voiture est reine, des embouteillages interminables surtout pour sortir de la ville comme le montrent plusieurs planches constellées de petites voitures blanches sur fond noir, comme un jeu de dominos. Sont évoquées aussi les restrictions diverses causées par la guerre : le ravitaillement délicat en gaz, le rationnement d’eau ou la pénurie de coca-cola, de cigarettes et de certains produits de première nécessité ainsi que les fréquentes coupures d’électricité (fig. 8). La jeune Zeina possède un sac à dos tout prêt en cas de départ précipité. Un gros plan met en valeur la variété de son contenu : les objets utiles : lampe et piles, mais aussi jouets, livre et chewing-gums. De même la mère emporte toujours dans sa voiture des provisions, des jeux et des couvertures au cas où quelque problème surviendrait sur la route, les empêchant de rejoindre rapidement leur maison A plusieurs reprises, la famille sera d’ailleurs obligée de quitter la maison et de se réfugier ici ou là, au hasard des événements. Une sorte d’escargot en forme de jeu d’enfant (fig. 9 ) évoquera avec humour ces multiples départs, leur date et le lieu d’accueil : montagne libanaise chrétienne ou non, Beyrouth Est, Koweït, Chypre… et les incontournables retours. En rupture deux planches noires soulignent ces départs, l’inquiétude et les traumatismes éventuels. C’est ce que Catherine Mao dans sa thèse appelle une « syncope [8] » qui brise la continuité du récit et interpelle le lecteur lui rappelant ici le contexte dramatique de la guerre derrière une certaine légèreté de ton. A l’occasion, lors des moments d’affrontements dans le secteur Est où réside la famille, l’espace beyrouthin s’élargit avec la découverte du secteur Ouest, le secteur « ennemi », plus calme pour un temps, et ses sites spécifiques : le phare, la mer et les plages (fig. 10). L’enfant s’étonne que l’on y parle la même langue ! Puis plus tard à la fin de la guerre en 1991 avec les accords de Taëf, viendront la destruction du mur qui barrait la rue Youssef Semaani et la véritable découverte de l’autre partie de Beyrouth. Sera enfin visité le centre ville si proche et pourtant si lointain dont le père évoque avec émotion l’ambiance passée (fig. 11) quand les Beyrouthins se retrouvaient dans les mêmes lieux de convivialité toutes confessions confondues. Ainsi l’espace, en envahissant à l’occasion toute la page ou en structurant la case, souligne le rôle déterminant qu’il a joué dans cette enfance, entre stratégies de déplacements et resserrement sur le foyer familial et son voisinage.
Dans tous les cas, la bande dessinée est un espace de réflexion sur la manière d’habiter et de pratiquer l’espace, par sa représentation des mobilités pénibles, des contraintes spatiales [9].
Les lieux refuges : appartement et voisinage
A l’inverse de l’espace extérieur atrophié et menaçant, l’appartement familial est montré dans cet album comme un lieu protecteur et rassurant qui rassemble famille et voisins, un espace intérieur chargé d’émotion que l’auteure prend plaisir à saturer de petits détails : la séance de lecture avec la mère et la pile de livres sur la petite table (fig. 12), les feuilletons suivis à la télévision, les fêtes en famille comme l’anniversaire de la mère, le pot de fleur dans le salon où le père écoute de la musique (fig. 13 ). De jolies frises ornent ces scènes d’intérieur comme des tapis ou des guirlandes qui soulignent la beauté de ces moments. Car il s’agit bien d’un récit d’enfance malgré la pesanteur de la guerre. Des planches entières évoquent danses et livres d’enfants comme Le petit Chaperon rouge ou J’apprends les couleurs. Trois autres planches rappellent l’émission de télévision « Grindayzer » [10] (fig. 14) qui conte les aventures de ce héros adoré à l’époque par les enfants. Fait plus étonnant encore, les éclats d’obus étroitement reliés à la guerre deviennent des objets de collections pour le petit frère de Zeina (fig. 15) qui va les récolter régulièrement avec un voisin sans que cela déconcerte les parents. Débarrassés de leur poids mortifère, ils figurent sur plusieurs vignettes dans un grand panier donné par la mère. Ici à la différence de Mourir partir revenir, la famille n’est plus confinée dans l’entrée, jugée plus sûre même si lors de la séance de musique, la fenêtre laisse voir comme des chutes d’obus, ou des passages d’avions. Les fenêtres sont d’ailleurs rares dans l’album, car si elles ouvrent un espace de sociabilité comme dans la planche où mère et fille interpellent un marchand ambulant pour lui acheter deux litres de kaz, elles s’exposent aussi à de nombreux dangers. Le téléphone et la télévision s’affichent aussi en bonne place sur les vignettes car dans cette période troublée il est essentiel de suivre régulièrement les nouvelles pour connaître la situation, les quartiers de combat à éviter, et joindre les proches. Le cadre familial comporte aussi une étrange tenture au dragon située dans l’entrée ou au salon. A la différence de Mourir partir revenir, où elle est très présente, elle n’apparaît ici que deux fois, dans la scène du début où la mère est train d’apprendre les couleurs aux enfants (fig. 12), puis lors de l’anniversaire de la mère célébré avec des amis. Elle sert de lien énigmatique et polysémique : elle semble représenter la fuite d’Egypte de Moïse et des Hébreux, en parallèle avec les divers départs de la famille hors du Liban. Mais le dragon imposant représente-t-il les forces du mal et de la guerre ou un ange ? Un passage de l’Exode, mentionné dans la Bible et dans le Coran évoque en effet un ange qui sépare les Hébreux fuyant l’Egypte et les troupes du Pharaon [11]. Zeina Abirached, quant à elle, semble rattacher plus volontiers la tapisserie à la guerre : « Dans cet intérieur exigu où elle est présente d’abord en toile de fond, elle matérialise petit à petit la guerre qui fait rage à l’extérieur. Cette tenture est le fil conducteur de l’histoire que je raconte » [12]. Car même si la tapisserie est un objet de famille près de laquelle aiment se rassembler parents et proches, le dragon peut aussi apparaître comme un être maléfique. Autre élément du décor, le divan devant la fenêtre où le père mélomane tente de s’évader en écoutant Wagner et Berlioz, à côté d’une belle plante verte. Le mode de vie de la famille est typiquement oriental, chaleureux et festif avec danses et chansons. Les cigarettes (fig. 16) sont bien présentes dans la sociabilité libanaise où l’on s’accueille beaucoup entre voisins. La solidarité entre voisins et amis est forte. Elle était déjà très présente dans Mourir partir revenir où l’immeuble entier se retrouvait et se réconfortait durant les bombardements. Les parents du quartier s’organisent pour le déplacement de leurs enfants vers l’école, et font confiance à M. Georges, le taxi du quartier. C’est lui qui plus tard apprendra à conduire à l’auteure. On retrouve dans l’album plusieurs personnages qui figuraient déjà dans les BD précédentes : le voisin du 3ème, Ernest Challita, ancien professeur de français, élégant moustachu, cultivé qui mime avec les enfants l’histoire du Petit chaperon rouge (fig. 17 ), Choucri, le fils de la concierge qui accompagne le petit frère de Zeina dans sa recherche d’éclats d’obus pour sa collection. Gentil et serviable, il entoure le petit garçon d’un geste protecteur (fig. 15). Autres figures du voisinage : M. Assaad le coiffeur pour dames qui rêve de couper les cheveux de la jeune Zeina trop bouclés à son goût ! M. Fouad le coiffeur pour hommes la console, lui, avec des bonbons après chaque hécatombe ! Un passage sera ouvert dans le mur de leurs deux salons contigus pour permettre aux passants de circuler sans avoir à craindre des francs-tireurs. Ainsi finalement une certaine sérénité semble se dégager de l’ensemble.
[8] C. Mao, « La Bande dessinée autobiographique francophone (1982-2013) : Transgression, hybridation, lyrisme », Thèse de doctorat en Langue et littérature françaises sous la direction de Jacques Dürrenmatt, soutenue en 2014, Paris 4, p. 341 [lire le résumé sur le site thèses.fr].
[9] « Représenter l’espace urbain […] », Les Cafés géographiques de Paris, Op. cit., p. 9.
[10] En fait Grendizer, connu en France sous le nom de Goldorak.
[11] D. Renard, Mourir partir revenir Le jeu des hirondelles, Etude de l’œuvre, Liban, Editions Hatem, p. 37.