Une enfance en espace hybride :
Je me souviens Beyrouth de Zeina Abirached
- Marie-Thérèse Oliver-Saidi
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Fig. 1. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
Fig. 2. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
Fig. 3. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
Fig. 4. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
Fig. 5. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
Fig. 6. Z. Abirached, Je me souviens, 2008
A travers plusieurs BD, la jeune libanaise Zeina Abirached, née en 1981 à Beyrouth, évoque son enfance au coeur de cette ville ravagée par la guerre civile, comme une série de variations autour de cette expérience essentielle. Notre article portera sur la dernière d'entre elles, Je me souviens Beyrouth [1] parue en 2008, sans exclure d’éventuelles références aux ouvrages précédents, notamment à Mourir partir revenir Le jeu des hirondelles [2].
Une perspective intime
Nombreuses sont les bandes dessinées consacrées à la guerre, mais la perspective adoptée ici est particulière et lui confère une forte charge émotive. A la différence de Mourir partir revenir, où s’expriment abondamment d’autres personnages, des proches ou des voisins, Je me souviens Beyrouth se concentre sur le point de vue de Zeina enfant et les souvenirs qu’elle en a adulte. D’ailleurs le rabat de la quatrième de couverture la représente en mentionnant sa date de naissance, 1981, au-dessus d’une série de visages connus (les Beatles...) ou anonymes d’où émerge l’écrivain Georges Perec. Car cette BD se réfère explicitement au livre intitulé Je me souviens [3] de Georges Perec dont le grand portrait trône en dernière page, surmonté des mots « Je me souviens de Georges Perec ! » (fig. 1). « Je me souviens » est ainsi un leitmotiv qui revient une soixantaine de fois dans le texte pour annoncer un nouveau souvenir. A la manière de l’écrivain, l’auteure ajoutera des pages vierges à la fin de l’ouvrage afin que puissent s’y rajouter éventuellement les propres souvenirs du lecteur. Comme chez Perec, elle évoque de petits éléments du quotidien, caractéristiques d’une époque, d’un moment comme par exemple le clip de la chanson « Ayyam El Loulou » de Sabah, une chanteuse très à la mode alors au Liban. La page de couverture comporte elle aussi une série de visages plus intimes : ceux des parents de Zeina, de son frère et de plusieurs proches de la famille comme le professeur Ernest Challita, la gouvernante Anhala, le chauffeur de taxi M. Georges et le factotum Choukri. Une citation de Chris Marker chapeaute la BD à la seconde page : « rien ne distingue les souvenirs des autres moments, ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître à leurs cicatrices ». Car la guerre civile qui sévit au Liban de 1975 à 1991 travaille toutes les évocations. Il est à noter aussi que la narratrice n’a pas connu le Beyrouth d’avant-guerre, son multiculturalisme et sa convivialité relative. Elle ne peut donc éprouver aucune nostalgie de cette époque, à la différence de bien d’autres ouvrages comme ceux de certains auteurs ex-yougoslaves [4] souvent sensibles à cette dimension. Pareillement elle n’associe pas territoire et identité, la dimension religieuse n’intervient donc pas, même quand la famille se réfugie un moment à Beyrouth-Ouest, dans l’« autre » secteur. Par ailleurs toute cette évocation s’inscrit dans un cadre familial très présent. Ainsi une gestuelle sensible souligne la tendresse des parents et les liens de solidarité. Le père et la mère apparaissent dans plusieurs planches comme des protecteurs attentifs, entourant les épaules des enfants ou leur tenant la main. La page qui ouvre le livre est éloquente : la mère enlaçant ses deux enfants dans un coin de la planche sur un fond entièrement noir, avec une injonction qui ne figure pas dans une bulle comme pour en intensifier la portée : « Promettez-moi que vous ferez toujours attention l’un à l’autre » (fig. 2). Zeina est dépeinte aussi plus loin en train de protéger son petit frère. Tous deux d’ailleurs sont souvent présentés côte à côte. Les parents apparaissent attentifs à l’éducation, ils invitent les enfants à ne pas oublier de se laver les mains et à ne pas tarder à se coucher. Vers la fin de l’ouvrage figureront aussi des textos rassurants de la mère envoyés à sa fille installée à Paris pour amortir la réalité des nouveaux affrontements que connaît le Liban en 2006.
Un espace oppressant marqué par la guerre
L’enfance de Zeina est fortement imprégnée par ce contexte de guerre qui rend particulièrement dangereux le quartier où réside la famille à proximité de la ligne de démarcation entre les deux secteurs qui divisent Beyrouth : l’Est chrétien et l’Ouest musulman. C’est pourquoi elle reviendra souvent dans ses ouvrages sur l’espace de la ville et ses limites. La rue Youssef Semaani où demeure la famille est significative de l’impasse même de cette guerre civile libanaise qui sépare ville et pays en deux, elle est en effet coupée par un mur qui sera détruit à la fin de la guerre. L’auteure découvrira alors l’autre côté de cette rue à son grand étonnement (fig. 3) :
J’ai interrogé les voisins, leur demandant s’ils se souvenaient du moment où le mur avait été enlevé. Personne ne savait. La rue avait changé sans que personne ne s’en aperçoive. J’ai alors senti une urgence, un besoin de raconter. Cela a débouché sur Beyrouth Catharsis. Le Jeu des hirondelles est aussi né de ce sentiment d’urgence [5].
Un précédent album porte d’ailleurs le nom de cette rue 38, rue Youssef Semaani [6] qui est au centre de son enfance. Le stationnement n’y est pas sans risques : la voiture de la mère est ainsi criblée de balles comme le montre un gros plan où elle est comparée avec humour à une voie lactée étoilée ou à des petits pois (fig. 4). Un panneau minuscule portant le nom de la rue y figure au-dessus de conteneurs supposés protéger la rue, mais eux aussi criblés de trous. De la même façon, les murs des immeubles présentent des impacts d’obus.
Cette géographie intime et subjective met en scène la ville en guerre comme un espace de vie, ou plus précisément un espace de survie. Les personnages ne sont pas « lisses », ce ne sont pas des « héros ». La ville en guerre est alors représentée comme un dispositif spatial (…) où le règne de la débrouille devient le quotidien [7].
Les déplacements obligatoires pour aller à l’école nécessitent constamment des stratégies de protection et de contournement (fig. 5). Le bus scolaire s’arrête en effet près d’un glacier nommé « Ward » à la limite du secteur est de la ville et les familles doivent recourir à un taxi pour ramener les enfants chez eux. Les vignettes se succèdent pour expliquer ces transits aller-retour. Le contexte de cette guerre est très volatile, les lieux de combat sont mouvants et il convient de savoir s’adapter rapidement et de trouver les axes sûrs pour circuler ainsi que les bons points de passage d’un secteur à l’autre. De brusques affrontements sur la route de l’école peuvent obliger les enfants à dormir à l’école, comme la nuit du 27 janvier 1989. La date est très précise à la différence d’autres moments, l’événement a visiblement marqué Zeina alors âgée de 8 ans. Il est décrit par une séquence de cinq planches concentrées sur l’inquiétude et la peur des institutrices qui sont représentées sans têtes comme pour emphatiser l’ambiance tragique, au milieu des pleurs ou des cris des enfants (fig. 6). Sous la vignette montrant les retrouvailles émouvantes avec la mère (fig. 7), un cadre évoque les barricades construites avec les carcasses calcinées de bus.
[1] Z. Abirached, Je me souviens Beyrouth, Paris, Editions Cambourakis, 2008.
[2] Z. Abirached, Mourir partir revenir Le jeu des hirondelles, Paris, Editions Cambourakis, 2007.
[3] G. Perec, Je me souviens, Paris, Hachette, 1978, livre qui égrène lui aussi des souvenirs d’enfance de l’auteur.
[4] Par exemple Meilleurs vœux de Mostar de Frano Petruša, Paris, Dargaud, 2012.
[5] Voitachewski, entretien avec Zeina Abirached, du9 l'autre bande dessinée, novembre 2011.
[6] Z. Abirached, 38, rue Youssef Semaani, Paris, Editions Cambourakis, 2006.
[7] « Représenter l’espace urbain dans la bande dessinée », Les Cafés géographiques de Paris, 28 janvier 2014, p. 55.