Josephine Peary : le récit colonialiste
dans l’autobiographie photo-illustrée
pour les enfants
- Paul Edwards
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Fig. 12. J. Peary, The Snow Baby,
1902, p. 38
Fig. 13. J. Peary, The Snow Baby,
1902, p. 39
Au sujet des six Inuits ramenés à New York. Josephine ne mentionne pas cet épisode, alors qu’elle s’attarde sur le séjour américain apparemment heureux [55], entre août 1894 et août 1895, d’E-Klay-I-Shoo/Eqariusaq [56], une fille inuite de douze ans, amie ou plutôt servante de Marie, qui l’appelait « Billy-Bah » (les Peary disait « Miss Bill »). Aucune photo prise aux Etats-Unis ne figure dans ses livres ; au contraire, pendant que l’auteur résume les douze mois passés hors du Groenland [57], les illustrations ponctuent le texte de portraits d’Inuits sur fond de neige (fig. 12, 13, 14 et 15). Petites vignettes rondes, pour la plupart, comme des médaillons représentant des êtres chéris… ou comme des personnes observées à travers une longue-vue.
Son expérience à l’étranger marqua « Billy-Bah », mais Josephine ne s’attarde pas sur les conséquences. Comme Mene/Minik et Wee-shak-up-si/Uisaakassak, avoir vécu dans les deux pays – avoir connu le luxe et la nécessité de survivre –, l’a rendue étrangère aux deux pays [58].
Quant aux six Inuits ramenés par Robert Peary, Josephine laisse entendre qu’aucun Inuit ne monta dans le bateau du retour :
[…] when they [les Inuits] bade him [Robert Peary] good-bye, […] they feared they would never see him again, for they were sure the ship, with all on board, would go to the bottom of the sea./They seemed very sad when the vessel steamed away [59].
[…] lorsque les Inuits lui dirent adieu, […] ils craignaient ne plus jamais le revoir, car ils étaient sûrs que le vaisseau et tout son équipage sombreraient au fond de l’océan./Ils avaient l’air bien tristes lorsque s’éloigna le steamer.
Parmi les six Inuits à bord, il y avait deux enfants, Mene/Minik (sept ans environ) et Ah-we-ah/Aviaq (douze ans), la sœur par adoption de « Billy-Bah »/Eqariusaq. Lorsque Josephine cite Marie parlant du « new Eskimo sister and brother that I am bringing » [60] (« les nouveaux frère et sœur esquimaux que je leur apporte »), il ne s’agit en fait que des poupées inuites de Marie.
Elle mentionne en passant le nom de Wee-shá-kup-sie/Uisaakassak (un des deux survivants, frère du mari de « Billy-Bah », et futur amant d’ « Ally »), et fait état de son séjour d’un an à New York sans autre précision, sinon qu’il connaissait bien les mœurs des blancs [61]. En fait, il était parti pour ne pas être séparé de sa promise, Ah-we-ah/Aviaq, qui, elle, trouva la mort avant leurs fiançailles.
Josephine parle de Nook-Tal/Nuktaq et Ahtungahnaksoah/Atangana [62], mais seulement en tant que parents de « Billy-Bah » ; elle ne dit pas que tous les deux, quand elle écrit, sont morts à New York, et dans des circonstances qui mettent en cause la responsabilité de Robert Peary [63]. « Billy-Bah » est souvent mentionnée dans les deux livres, sans que son deuil ne soit évoqué. Alors comment le lecteur est-il supposé réagir face au portrait photographique de sa mère, Ahtungahnaksoah/Atangana [64] ? Les noms des victimes avaient pourtant été donnés dans la presse quatre ans avant la publication du Snow Baby. Josephine comptait-elle sur l’oubli, ou sur l’imprécision de la transcription des noms ? Sans doute que non, car l’entreprise colonialiste de son mari n’est jamais mise en cause dans ses écrits. Il règne dans ses livres pour enfants une « innocence » qui n’est pas toutefois celle d’un enfant. Le portrait photographique, plus que le texte, rappelle au lecteur la réalité en dehors du regard porté sur elle, et brise l’innocence du texte, à condition que le lecteur veuille bien traverser le miroir dans le sens inverse d’Alice.
Pourtant, Josephine Peary n’évite pas de parler de la mort. Elle fait état des accidents de chasse, des veuves et des orphelins, elle raconte aussi la mort de sa fille Francine, survenue le 7 août 1899, le premier grand chagrin de Marie [65], mais sans montrer d’images de la chère disparue. Il n’y a pas non plus d’images du demi-frère de Marie, « Sammy »/Anaukaq, le fils naturel de Robert et d’« Ally », alors qu’on sait que les deux enfants jouèrent longtemps ensemble sur le « Windward » en 1900, car Marie en parle dans son journal [66], sans savoir qu’elle joue avec son demi-frère, que d’ailleurs elle ne reverra plus.
L’adultère de Robert Peary avait commencé dès le départ de sa femme en août 1894 [67]. Josephine apprit la nouvelle, et l’existence de leur enfant, de la bouche d’« Ally », vers le 28 août 1900 [68], soit un an après la mort de sa fille Francine. Alors que son monde s’écroulait, et que Josephine Peary devait passer encore neuf mois sur le « Windward », prisonnière de la glace, elle s’occupa des siens, et ne laissa rien transparaître dans son récit, alors qu’elle n’avait pas réussi à cacher ses larmes à sa fille [69]. De plus, elle fit tout pour sauver la vie de « Sammy »/Anaukaq, car « Ally » était tombée gravement malade, et la coutume voulait qu’à la mort de la mère le bébé soit étranglé – finalement, « Ally » survécut [70]. Toutes ces circonstances dramatiques prouvent que l’histoire pour les enfants ne laisse voir en filigrane les douleurs de la mère que si l’on connaît les faits soigneusement écartés par l’auteur. Ses livres en deviennent alors beaucoup plus intéressants.
[55] Le constat du docteur Nicholas Senn est plus direct. Il affirme que toutes les tentatives faites pour « éduquer » la jeune fille inuite avaient échoué, et qu’elle avait le mal du pays (« homesick ») pour toute la durée de son séjour : « […] Mrs. Peary brought a young Eskimo girl home with her. She lived one year with the family ; but all efforts to educate her were fruitless, the only thing she would do was sewing, which she considered her only legitimate occupation. From the very beginning, she was homesick, and at the end of a year she was glad to return to her people » – « Mme Peary amena une jeune fille esquimau à la maison avec elle. Pendant un an elle vécut avec la famille ; mais tous les efforts faits pour l’éduquer échouèrent, la seule chose qu’elle faisait c’était coudre, ce qu’elle considérait comme sa seule occupation légitime. Dés le départ elle avait le mal du pays, et au terme de l’année elle était bien contente de retourner chez elle » (N. Senn, In the Heart of the Arctics, Op. cit., pp. 204-205). Senn a connu « Billy-Bah » quelques années après son retour, alors mère de trois enfants.
[56] E-Klay-I-Shoo/Eqariusaq quitte le Groenland pour les Etats-Unis en août 1894, et revient en août 1895 après avoir séjourné à Washington et à Philadelphie (voir J. Peary, The Snow Baby, Op. cit., pp. 30 et 37-44).
[57] Ibid., pp. 37-44.
[58] Le livre de Kenn Harper revient souvent sur ce thème. Matthew Henson offre un témoignage mystérieux à ce sujet : « Miss Bill is now [1912] grown up, and has been married three times and widowed, not by death but by desertion. She is known as a "Holy Terror". I do not know the reason why, but I have my suspicions » – « Aujourd’hui [1912], Miss Bill n’est plus un enfant, elle a été mariée trois fois, et veuve, non pas par la mort, mais par désertion du mari. On la sait une forte tête, une vraie terreur. Je n’en connais pas la raison, mais j’ai ma petite idée là-dessus » (M. Henson, A Negro Explorer, Op. cit., pp. 8-9.)
[59] J. Peary, The Snow Baby, Op. cit., p. 74.
[60] Ibid., p. 82.
[61] J. Peary et M. Peary, Children of the Arctic, Op. cit., pp. 58-59.
[62] J. Peary, The Snow Baby, Op. cit., pp. 31 et 38.
[63] Plus de trente ans après les faits, Marie Peary rapporte que son père était hostile aux séjours américains des Inuits à cause des maladies qu’ils y contractaient, or elle ne dit pas comment il est arrivé à cette conclusion (M. Peary, The Snowbaby’s Own Story, Op. cit., p. 211).
[64] J. Peary, The Snow Baby, Op. cit., p. 38.
[65] J. Peary et M. Peary, Children of the Arctic, Op. cit., pp. 11-12.
[66] Petit journal de Marie Peary, 1897, pages de la main de Marie Peary, 1er, 2 et 19 août 1900, Maine Women Writers Collection, University of New England, Portland, Maine.
[67] Voir K. Harper, Give Me My Father’s Body, Op. cit., p. 29.
[68] Weems a relevé l’entrée du 28 août 1900 dans le journal intime de Josephine Peary, où elle prépare la lettre qu’elle enverra à son mari : « You will have been surprised, perhaps annoyed, when you hear that I came up on a ship […] but believe me had I known how things were with you here I should not have come » – « Tu as dû être surpris, peut-être contrarié, en apprenant que je suis venue en bateau […] mais crois-moi si j’avais su ta situation, je ne serais pas venue » (J. E. Weems, Peary, Op. cit., p. 190).
[69] M. Peary, The Snowbaby’s Own Story, Op. cit., p. 85.
[70] J. E. Weems, Peary, Op. cit., p. 190. Josephine fait également tout ce qu’elle peut pour sauver la vie du bébé de Pooadloonah, mais rien de ces épisodes angoissants n’est relaté dans ses livres (M. Peary, The Snowbaby’s Own Story, Op. cit., pp. 158-162).