Emblématique, bricolage
et conscience sémiotique

- Pierre Martin
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Fig. 14. Anonyme, Heu fuge crudeles
oculos !
, 1634

Fig. 15. Anonyme, La Basilisque, et
le Miroir
, 1544

Fig. 16. J. Cousin, Basilic, 1574

Fig. 17. Anonyme, Noxa nocenti, 1605

Fig. 18. A. Sadeler, Ad lachrymas, 1603

Basilic avec lequel Tobias Sadeler prend garde de ne pas confondre son ouroboros : il est bien basiliscos dans la mesure où, conformément à la tradition initiée par le texte d’Horapollon, c’est un serpent royal, ce pourquoi sa tête est coiffée d’une couronne. Car le motif du basilic proprement dit est utilisé dans le registre inférieur de l’image pour prendre en charge une tout autre signification. C’est cet animal dont la morphologie de base est celle d’un coq et qui tue par ses seuls yeux quiconque a le malheur de croiser son regard : voyez avec l’emblème LXXXV des Ova Paschalia de Stengel (fig. 14) comment l’on doit fuir sans demander son reste les yeux cruels du basilic juste éclos [31].

A moins que vous n’ayez la précaution de vous munir d’un miroir, afin de lui retourner les rayons de son regard mortifère, comme on le voit dans la Delie de Maurice Scève (fig. 15) [32]. Et s’il ne se sert pas de son regard, c’est son haleine qui vous tuera, ou encore son sifflement.

Haleine ou sifflement, c’est apparemment la modalité du souffle que Tobias Sadeler a choisie pour son propre basilic, bec (de coq) ouvert et langue (de vipère) dehors, confronté ailes déployées à la sphère qui se trouve aux pieds de l’allégorie. Et l’on ne peut qu’être sensible à cette symétrie, de part et d’autre de l’axe que matérialise le corps du personnage allégorique, qui met en balance l’enfant soufflant ses bulles de savon et le basilic sifflant ou soufflant en direction de l’énorme boule. Le rapport induit par ce dispositif est un rapport de complémentarité, voire d’homologie, comme le confirme le verset 3 du psaume 4, cité dans le cartouche en bas de page, qui met lui-même en balance dans deux propositions symétriques et coordonnées les substantifs « vanitatem » et « mendacium », la vanité et le mensonge : pourquoi aimez-vous la vanité, et recherchez-vous le mensonge [33] ? On admettra donc qu’en toute logique, si les objets à droite correspondent au premier de ces deux concepts, ceux qui sont disposés à gauche prennent en charge le second.

Le basilic est en effet régulièrement associé dans les images savantes au concept de calomnie. C’est déjà le cas dans Horapollon, où comme par une sorte de curieux transfert métonymique il est dit représenter non pas le détracteur, mais la victime de la calomnie (fig. 16) : « à raison que cest animal tue de son aleine ceulx qui approchent pres de luy », dit immédiatement l’explication sommaire qui, on le voit, a un peu de mal à justifier ce transfert sémantique [34].

Et si dans sa grande somme hiéroglyphique Valeriano, au chapitre « basilic », est fidèle à la lettre du texte d’Horapollon et qu’il fait de l’animal le hiéroglyphe de « l’homme sujet à calomnie », comme le dit le titre, la manchette en marge restitue sans autre forme de procès la valeur logique du signe : « les calomniateurs semblables au Basilic » [35]. Cette confusion des rôles est d’autant moins gênante ou d’autant plus évidente dans la culture chrétienne qu’elle correspond pleinement au topos du pécheur puni par où il a péché, et plus spécifiquement au calomniateur : selon une formule de Basile de Césarée, relayée par saint Bernard, et au XVIIe siècle par un Jésuite, luthérien repenti, qui inonde littéralement les Collèges de son ordre de ses ouvrages militants et bien-pensants destinés à la jeunesse, le calomniateur est néfaste à trois personnes, à celui qu’il calomnie, à celui qui lui prête l’oreille, et à lui-même, contre qui le méfait se retourne [36].

C’est cette version chrétienne de l’arroseur arrosé que retient un des ouvrages emblématiques les plus lus et les plus utilisés dans l’Empire, celui de Camerarius, avec un basilic au miroir sous le titre « Noxa nocenti » (fig. 17) [37]. Camerarius termine son commentaire avec Valeriano : ce dernier, écrit-il, déclare que les Egyptiens représentaient l’homme que les calomniateurs mettent en danger par l’image du basilic, qui donne la mort sans même mordre. On ajoute parfois : le crime est à soi-même son propre châtiment [38].

Mais qu’elle passe par les Jésuites ou par Camerarius, toute cette tradition confortée par l’autorité d’Horapollon aboutit à un autre réservoir d’images qui, j’imagine, revêt une importance toute particulière pour Tobias Sadeler, à savoir le magnifique recueil de devises expliquées par Typoets puis par De Boodt auquel un membre de sa famille, que l’on a longtemps considéré à tort comme son propre père, Aegidius Sadeler [39], avait contribué en tant que graveur attaché à Rodolphe II. C’est à ce titre qu’Aegidius signe de son nom l’épître dédicatoire du troisième volume, en revendiquant nettement la gravure et le dessin, « haec mea Symbola » [40]. Un animal très semblable au basilic fait le corps de la devise attribuée à la princesse Lavinia delle Rovere, avec pour motto « Ad lachrymas », ce qui promet des larmes (fig. 18) : larmes et grincements de dents, explique le commentaire de De Boodt, pour Satan et ses suppôts, les envieux, les malveillants et les détracteurs, devant la sérénité et la joie de ceux que l’honneur rendu à Dieu et à la religion préserve, comme la princesse, de leurs artifices et de leurs machinations.

Mais est-ce pour autant un basilic ? On peut hésiter, dit De Boodt dès le début de son commentaire, entre la figure du basilic et celle du dragon : tous les deux sont les ennemis de l’homme et sont venimeux, le premier tue par son regard, le second par son souffle. Mais ce que ce « hieroglypton » [41] nous donne à voir est plus proprement un dragon, tel qu’on peut en voir un parmi les simples du cabinet de curiosités de l’empereur Rodolphe II, poursuit De Boodt, en médecin officiellement attaché à la cour de l’empereur en qualité de lapidaire [42]. Mais l’occasion, précisément, de se poser en spécialiste des simples et d’accueillir un objet de la collection impériale dans son commentaire était peut-être trop belle, et rien ne dit que Gilles Sadeler, lui, ait vraiment cherché à représenter le dragon de Rodolphe II… Quoi qu’il en soit, relevons la ressemblance dans l’attitude agressive avec le basilic de Tobias Sadeler, ailes déployées, bec ouvert et langue dardée. Et retenons cette assimilation du calomniateur et de Satan, qui trouve sa justification évidente dans l’étymologie du mot « diable ». La mise en relation sur le frontispice au traité de Nieremberg du basilic et de la sphère suggère l’emprise que Satan, père de mensonge, s’efforce d’avoir sur le monde.

 

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[31] Georg Stengel, Ova Paschalia sacro emblemate inscripta descriptaque, à Georgio Stengelio Societatis Iesu Theologo. Munich, Nicolas Henricus, 1634.
[32] Delie object de plus haulte vertu, Lyon, Sulpice Sabon pour Antoine Constantin, 1544 : emblème désigné dans la Table comme « La Basilisque, et le Miroir », avec pour motto « Mon regard par toy me tue ». L’image citée provient du site internet French Emblems at Glasgow.
[33] « Filii hominum usquequo gravi corde ! ut quid diligitis Vanitatem, et quaeritis mendacium ! »
[34] Ori Apollinis Niliaci, De sacris Aegyptiorum notis, Aegyptiacè expressis, Paris, Apud Galeotum à Prato, & Ioannem Ruellium, 1574.
[35] Commentaires hieroglyphiques ou images des choses de Jan Pierius Valerian […]. Mis en François par Gabriel Chappuys Tourangeau, Lyon, Barthelemy Honorat, 1576, livre XIV, p. 269 (l’édition originale bâloise, en latin, est de 1556).
[36] Jérémie Drexel, Orbis Phaëton hoc est de universis linguae vitiis, Cologne, Corneille ab Egmond, 1630, p. 242 (première édition Münich 1629).
[37] Joachim Camerarius, Symbolorum et emblematum centuriae tres… Accessit noviter centuria IV ex aquatilibus et reptilibus, Nuremberg, Voegel, 1605 (cette dernière centurie, où apparaît l’emblème du basilic, a été achevée par Ludwig le fils de Camerarius).
[38] « Aegyptios hominem à calumniatoribus objectum periculis Basilisci, etiam sine morsu extinguentis, pictura expressisse Pierius indicat. Alii addunt : Poena sibi improbitas ». Même son de cloche côté jésuite dans le commentaire de Stengel à l’emblème 85 : « Sed ut necat, ita necatur basiliscus seipsum in speculo intuens : idem facit hoc vitium ».
[39] E. Benezit, Dictionnaire critique et documentaire des Peintres, Sculpteurs, Dessinateurs et Graveurs, nouvelle édition, t. 7, librairie Guünd, 1954. Né en 1570, Aegidius (Gilles) Sadeler est à Prague en 1629 au service de l’empereur Rodolphe II, puis de Mathias, et encore de Ferdinand II. Tobias lui-même, dit-il, a exercé son art à Prague. Mais Isabelle de Ramaix (Les Sadeler. De damasquineur à graveur…, dans Le Livre et l’Estampe, n°XXXIV, p. 25) s’appuie sur l’acte de décès de Tobie, qui lui attribue l’âge de 38 ans en 1679, ce qui le fait naître en 1641, soit plus de dix ans après la mort d’Aegidius.
[40] Symbola varia diversorum Principum cum facili isagoge D. Anselmi De Boodt Brugensis […], Prague, 1603 : épître liminaire « Serenissimo Principi Marino Grimano Venetiarum Duci ».
[41] Le terme est donné et expliqué (c’est la part iconique de la devise appelée « hierographia ») par J. Typoets, au début du deuxième volume des Symbola (1601) ; il est repris dans les commentaires du troisième volume par De Boodt.
[42] C’est au 1er janvier 1604, l’année qui suit la publication du tome III des Symbola, que De Boodt est nommé médecin et conseiller de l’empereur. Voir C. Gysel, « Anselme Boèce De Boodt (1550-1632), lapidaire et médecin de Rodolphe II », dans Vesalius, III, 1, 1997, pp. 33-41.