Emblématique, bricolage
et conscience sémiotique

- Pierre Martin
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Fig. 3. G. Ballain et A. Nicolai, C’est
folie de vouloir tout embrasser
, 1567

Fig. 4. J. Honervogt, Fatui instictu
satane turpiter tempus terunt
, s. d.

Fig. 5. E. Hornick, Omnia vorat, 1581

Encore faudrait-il pouvoir déterminer quel est le niveau de responsabilité de Bloemaert par rapport au dessin que nous avons sous les yeux. On ne peut en effet que constater une ressemblance frappante dans le traitement des corps et des vêtements dans ce frontispice et dans celui du traité du Temps et de l’Eternité, dans la facture des visages, et en particulier dans le dessin du nez et de la bouche, loin du style de Bloemaert en général et de celui du portrait de Hauck en particulier, si tant est que ce portrait soit fidèle à l’original. Autrement dit, je crois qu’on peut poser que la présence de la signature du dessinateur ne fait ici que reconnaître l’existence d’un document source, à partir duquel le graveur s’est livré à une interprétation assez personnelle, au moins dans les détails des visages, voire une sorte de variation libre sur un dispositif allégorique dont il est opportun (que ce soit pour le graveur, ou pour l’éditeur ou pour les commanditaires jésuites) de reconnaître l’inventeur.

L’image pour le traité du Temps et de l’Eternité (fig. 1 ) est structurée comme un emblème, avec, au-dessus du rectangle vertical occupé par la figura,un texte bref que sa position assimile à un titre, et en dessous, en lieu et place de l’épigramme, la citation d’un verset du psaume 4. L’espace de représentation est principalement occupé par une femme juchée sur un piédestal et environnée d’objets, et d’emblée l’un de ces objets, très nettement, peut être mis au compte d’un attribut : c’est le serpent en forme de cercle qu’elle tient en main droite et vers lequel elle tend un visage satisfait, l’ouroboros, signe conventionnel chargé de représenter le concept d’éternité. L’œil qui enregistre rapidement la conjonction de l’entité humaine et de l’ouroboros peut difficilement ne pas enregistrer en même temps le soleil anthropomorphe qui rayonne au-dessus de la tête couronnée d’une couronne végétale, et ne peut pas non plus ignorer le texte inscrit dans un bandeau étroit contre la marge supérieure : « Non est mortale quod opto », littéralement : « ce que je choisis ce n’est pas ce qui est mortel ».

Ce texte participe à une stratégie de valorisation de ce qui est signifié par l’ouroboros, par la localisation du symbole au niveau du soleil contrairement aux autres signes relégués dans le registre inférieur de l’image, par l’attitude corporelle du personnage allégorique qui le brandit et accompagne ce mouvement triomphal par l’orientation de son visage, par l’expression même de ce visage, par la couronne qu’on interprète sans trop se poser de question dans un tel contexte comme une couronne de laurier, – et le choix d’une énonciation à la première personne conduit immédiatement à en faire une expression à mettre dans la bouche du personnage, sur le ton d’une revendication. Cette revendication est une citation inexacte, manipulée pour les besoins de la recontextualisation, d’un vers célèbre des Métamorphoses. Dans son contexte originel la phrase est à la deuxième personne, et elle correspond à la mise en garde qu’Apollon adresse à Phaéton pour le prévenir du danger qu’il y a pour un mortel à conduire le char du soleil : ce que tu choisis là n’est pas affaire de mortel. Comme une réponse du chrétien au paganisme, la recontextualisation de l’énoncé lui fait exprimer le choix délibéré de ce qui précisément ne relève pas du mondain et du mortel, et le soleil au sourire débonnaire qui rayonne derrière la tête laurée de l’allégorie montre qu’il n’y a pas de désaccord entre le sujet qui fait ce choix et la divinité, bien au contraire.

Quant aux autres symboles directement opposés à l’ouroboros, à l’autre extrémité de la diagonale qu’épouse le double mouvement des bras de l’allégorie, l’un dressé en direction de l’angle supérieur gauche, l’autre tendu vers le bas et prolongé en direction de l’angle inférieur droit par la longue pièce de tissu qui pend à sa main gauche, ils renvoient évidemment à ce concept de Temps que le titre du traité oppose à celui d’Eternité. Le jeu opposé des deux bras, l’extrémité du tissu plissé qui pend au-dessus des objets comme un voile que l’on viendrait de lever, la dynamique d’ensemble qui relie cette configuration de signes à l’ouroboros comme à la manifestation éclatante de leur contre-modèle, tout est en place pour que le lecteur du traité puisse revenir ultérieurement sur la gravure et y lire une représentation synthétique de la thèse fondamentale de Nieremberg : le monde visible comme le temps sont une illusion et nous sont donnés pour être déchiffrés et pour nous permettre d’accéder à Dieu [13].

L’artiste a là encore puisé dans le fonds commun des images symboliques pour accumuler quelques-uns de ces motifs que l’on connaît sous le nom de vanités : un enfant à la chevelure ostensiblement gonflée par le vent qui joue à faire des bulles de savon, symbole d’inconsistance et d’illusion, une tête de mort, une carte à jouer, une montre.

Le motif de l’enfant aux bulles de savon apparaît dans le champ emblématique un siècle auparavant chez Junius (fig. 3) [14], assorti d’un discours qui le met explicitement en relation avec la diversité des occupations dans lesquelles l’homme se perd (une préfiguration du divertissement pascalien) et avec l’appétit pour la gloire mondaine.

L’idée d’un mésusage du temps trouve une expression plastique étonnante dans une gravure exécutée par Jacob Honervogt, et qui appartient à une série de douze planches intitulées Typus Occasionis [15] (fig. 4) : parmi la troupe des galopins qui se moquent du Temps au péril du salut de leur âme, en lui arrachant ses plumes pour en orner leurs chapeaux, en chevauchant le manche de sa faux comme un cheval-bâton, en jouant à faire l’Atlas avec sa sphère armillaire, on en voit un qui s’est emparé de son sablier et qui fait mine de souffler sur la paroi de verre avec une paille comme si c’était une bulle de savon.

Dans l’image de Sadeler (fig. 1 ), la montre est le dénominateur commun entre d’une part la carte à jouer et la confection des bulles de savon, chargées de signifier la vanité et la futilité des occupations humaines mesurées à l’échelle de l’éternité, et d’autre part la proximité de l’enfant et de la tête de mort, expression de cette idée que notre temps humain, le temps mondain, est cyclique, comme le démontre aussi l’aiguille sur le cadran : le cycle de la génération et de la destruction (nous sommes condamnés à mort dès que nous naissons [16]) dénonce l’inconsistance de la vie mondaine tout en entretenant l’illusion d’une sorte de perpétuité, – illusion mise à mal par la foi, la certitude de ces choses à venir que sont l’ultime parousie du Christ et la disparition du monde ici-bas.

C’est bien à ces implications-là du concept d’éternité que renvoie l’ouroboros du frontispice, un signe en réalité un peu plus complexe que le simple serpent en rond de la tradition symbolique. Cette complexité suggère que la relation entre l’ouroboros et les symboles de vanité diamétralement opposés n’est pas seule en jeu, sinon le simple signe aurait pu suffire, comme dans cette devise de Borja dont le motto est « Omnia Vorat » (fig. 5) [17], il dévore toute chose : puisque toute chose si importante soit-elle finit par être détruite par le temps, explique le commentaire, il convient, au regard de l’éternité, de tout ramener à sa juste proportion, c’est-à-dire à peu de chose.

 

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[13] L’articulation entre le thème du desengaño, celui du monde comme répertoire de signes à déchiffrer (objet central d’un étonnant ouvrage de Nieremberg, la Oculta y curiosa filosofia) et le platonisme, est bien mise en évidence dans la thèse de Hugues Didier, Vida y pensamiento de Juan E. Nieremberg, Universidad Pontifica de Salamanca et Fundacion universitaria española, Madrid, 1976.
[14] Hadrianus Junius (Adriaan de Jonghe), Les Emblesmes du S. Hadrian Le Jeune Medecin et Historien des Estats de Hollande, Anvers, Christophle Plantin, 1567, emblème XVI (exemplaire de la Médiathèque de Poitiers). Les bois utilisés pour cette traduction (ou adaptation) en français par Jacques Grévin sont ceux de la première édition : Hadriani Junii medici emblemata, Anvers, Christophe Plantin, 1565.
[15] Typus Occasionis in quo receptae commoda neglectae vero incommoda, personato schemate proponuntur, s. l. s. d., planche III. La page de titre porte la mention « Jac. Honervogt excud[it] ». Les gravures, d’une finesse remarquable, sont supérieures à celles que signe Theodoor Galle pour l’édition de la même série de douze planches à Anvers en 1603 (le sens des images est inversé), et qui seront assorties en 1605 du copieux commentaire de Jan David.
[16] « Damnati ad mortem nascimur », p. 67 du Discrimen de 1677.
[17] Juan de Borja, Empresas morales, Prague, Jorge Nigrino, 1581. Exemplaire colorisé de la Bibliothèque Royale de Belgique, Bruxelles (cote VB  7.270/ALP).