Le cinéma politique du groupe Dziga Vertov :
montage, collage ou citation ?

- Raphaël Jaudon
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Fig. 6. Groupe Dziga Vertov, Vladimir et Rosa, 1970

Fig. 7. Groupe Dziga Vertov, Vladimir et Rosa, 1970

Fig. 8. Groupe Dziga Vertov, British Sounds, 1969

Fig. 9. Groupe Dziga Vertov, British Sounds, 1969

Et c’est justement par le collage que se réalise cette intrusion de discours autonomes dans le film. En effet, on peut entendre le collage cinématographique dans sa relation nécessairement problématique avec la citation, qui partage avec lui le fait de saisir des pensées déjà formées pour leur imposer un « dépaysement systématique » [18]. Déjà dans La Chinoise (1967), Godard applique ce dépaysement à la pensée d’Althusser, qu’il cite à plusieurs reprises tout en déployant une attention toute particulière à la dénaturer, à la maltraiter, et finalement à la rendre impraticable en tant que telle [19]. Les expérimentations du groupe Dziga Vertov poursuivent cette voie, et en même temps qu’elles rendent hommage aux grands théoriciens marxistes, elles ne manquent jamais une occasion de décontextualiser leur parole, ou de la traiter ironiquement pour lui offrir de nouvelles couleurs. Ainsi, dans Vladimir et Rosa (1970), la pensée de Karl Marx est attribuée le temps d’un raccord aux Marx Brothers (fig. 6) ; et plus tard dans le film, Godard et Gorin littéralisent le slogan de Lin Piao, « les communistes sont à la fois le moteur et la cible de la révolution », en le plaçant directement dans un moteur de voiture (fig. 7), ce qui suffit à lui imposer une déterritorialisation radicale. Mais là où la citation intègre de manière décisive la sphère du collage, c’est lorsque l’écran de cinéma lui-même devient l’opérateur d’une improbable fusion des hétérogènes. L’image perçue se complexifie alors à mesure que les cinéastes lui ajoutent des strates de sens, pour former comme des superpositions visuelles et sonores qui ont le cadre pour centre problématique. C’est d’ailleurs cette immanence de la citation qui fut à l’origine du terme « collage » appliqué au cinéma de Godard : à la suite de ses premiers films, les critiques parlaient plus volontiers d’une « manie de la citation » dont on attendait avec impatience que le cinéaste se débarrasse. C’est seulement en 1965, à la sortie de Pierrot le fou, que Louis Aragon choisit d’appliquer au cinéma de Godard l’idée de collage, issue de l’esthétique surréaliste, au motif que de tels collages rendent inopérante la distinction entre le discours cité et le discours à l’origine de la citation. Selon lui, « il faut bien au bout du compte se faire à l’idée que les collages ne sont pas des illustrations du film, qu’ils sont le film même » [20].

Le premier plan de British Sounds (1969, fig. 8) est emblématique de cette immanence du collage dans sa manière d’utiliser le drapeau britannique comme un carton-titre. L’objet d’étude, à savoir les rapports de production en Grande-Bretagne, devient alors en même temps le support du film, dans les deux sens du terme : ce qui le rend possible, mais aussi ce sur quoi le titre, conçu comme une métonymie du film tout entier, vient se déposer. Le coup de crayon et la rature du mot « images » peuvent être lus comme les indices d’un discours critique installé dans la matière même dont est faite l’image. J’ajouterai que cet effet de superposition doit tout au cadre de cinéma, dont la seule présence suffit à ce que tout devienne collage ; « le fait de plaquer dans ce que j’écris ce qu’un autre écrivit, ou tout texte tiré de la vie courante, réclame, inscription murale, article de journal, etc. » [21] Ici, la consistance du plan est donnée à éprouver à partir d’éléments multiples qui vont de la texture du carton-titre à la symbolique du drapeau, en passant par le geste de rature et par la sollicitation en voix over d’une formule extraite du Manifeste du parti communiste : « En un mot, la bourgeoisie se façonne un monde à son image » [22]. Et la voix ajoute quelques secondes plus tard : « Camarades, nous devons détruire cette image ! » Mais la réflexion du groupe ne s’arrête pas là, puisqu’au moment où ces mots retentissent, un poing tendu surgit de derrière le décor pour traverser le drapeau (fig. 9) et accomplir littéralement la destruction programmée du carton, c’est-à-dire de l’image en tant qu’image. Le groupe Dziga Vertov renoue ici avec le rêve qu’avait formulé Eisenstein lors de la première projection du Cuirassé Potemkine : dans le projet initial du cinéaste soviétique, il était prévu que la dernière image du film, en l’occurrence la proue du cuirassé filmée en travelling avant, vienne « fendre la surface de l’écran » au sens propre comme au figuré [23]. La toile de projection devait alors se déchirer pour laisser apparaître une séance commémorative, bien réelle cette fois, composée d’anciens combattants de la révolution de 1905. Réalisée avec des moyens plus modestes, ou simplement plus mesurée quant à sa tentation spectaculaire, l’ouverture de British Sounds témoigne à sa manière d’une même volonté : faire participer jusqu’à la matérialité de la surface de projection à la critique politique des images.

 

Visualité du texte

 

Ce dernier exemple met en lumière un trait fondamental du collage dans les films de Godard et Gorin. En effet, il est bon de remarquer que l’utilisation du texte, dans la bande son, se mêle à la pratique du collage sans qu’il soit possible de repérer une hiérarchie de valeur entre les deux. Là où le montage, envisagé comme une figuration dynamique de l’idéologie, subordonnait véritablement le visuel au textuel, le collage renverse radicalement la perspective. Remarquons au passage que cette séquence d’ouverture fonctionnerait presque aussi bien sans l’ajout de la voix over. En revanche, le contraire n’est pas vrai : la formule du Manifeste n’aurait aucun sens en elle-même, puisqu’elle se retrouve coupée de l’argumentation dont elle est l’aboutissement dans le texte de Marx et Engels. En outre, sans le collage qui unit le drapeau avec sa critique raturée et son implosion finale, le spectateur serait bien incapable de comprendre de quelle « image » il est question dans le texte prononcé en voix over. Autrement dit, c’est bien comme une image qu’il faut comprendre la bande son. Le texte n’est ni à lire, ni à écouter ; il est d’abord à regarder. Le collage permet cet aplatissement des niveaux de significations, dans lequel le signe échappe à la transparence qui le caractérisait au sein du processus de lecture [24] et retrouve quelque chose d’une dialectique, jamais tout à fait à l’arrêt, entre l’opacité du signifiant et l’immédiateté du signifié.

Godard et Gorin rejoignent ici rien moins que l’objet initial de leurs recherches cinématographiques : l’« image juste ». Car c’est précisément l’objectif du collage que d’atteindre une justesse de l’association sans pour autant que cette justesse lui soit imposée de l’extérieur, depuis le domaine théorique. Max Ernst avait donc bien raison de comparer la pratique du collage à la recherche de la beauté telle que la définissait Lautréamont dans une formule restée célèbre : le collage, c’est « la rencontre fortuite de deux réalités distantes sur un plan non-convenant » [25]. En provoquant un dépaysement des forces en présence, le collage invente pour lui-même son propre plan d’immanence, sa propre consistance d’image, aux deux sens du terme : non seulement il monte de toute pièce une superposition problématique de matières et de textures, mais cette superposition doit elle-même travailler à construire le regard qui présidera à sa lecture signifiante. Paradoxalement, l’utilisation de textes théoriques et philosophiques dans les films du groupe Dziga Vertov contribue à les rendre illisibles en tant que tels, à en faire des images comme les autres. André Breton décrit bien ce processus dans sa préface à La Femme 100 tête de Max Ernst, où il affirme que dans le collage « on peut aller jusqu’à dépayser une main en l’isolant d’un bras, que cette main y gagne en tant que main » [26]. Là où l’on attendrait de la théorie qu’elle éclaircisse les composantes idéologiques objectives de l’image, elle subit au contraire un déplacement qui suffit à la séparer de l’organisme auquel elle était auparavant attachée. Non seulement elle ne résout pas le problème de l’illisibilité politique du cinéma, non seulement elle échoue à rendre l’image univoque, mais elle se rend elle-même illisible en se comportant occasionnellement comme un pur élément visuel.

 

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[18] M. Ernst, « Au-delà de la peinture » [1936], dans Ecritures, Paris, Gallimard, 1970, p. 254.
[19] Voir J. Pallotta, « Althusser face à Godard : l’esthétique matérialiste de La Chinoise », dans Le Moment philosophique des années 1960 en France, sous la direction de Patrice Maniglier, Paris, PUF, 2011, pp. 273-289.
[20] L. Aragon, « Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ? », Les Lettres françaises, n° 1096, septembre 1965, p. 8.
[21] L. Aragon, « Collages dans le roman et dans le film » [1965], dans Les Collages, Paris, Hermann, 1965, p. 123.
[22] K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste [1848], traduit par Laura Lafargue, Chicoutimi, J.-M. Tremblay, 2003, p. 10.
[23] S. M. Eisenstein, La Non-indifférente Nature, vol. 1, traduit par Luda et Jean Schnitzer, Paris, Union générale d’éditions, 1975, p. 92.
[24] Voir L. Marin, « Ruptures, interruptions, syncopes dans la représentation de peinture » [1992], dans De la représentation, Paris, Gallimard/Seuil, 1994, p. 370.
[25] M. Ernst, « Au-delà de la peinture », art. cit., p. 253.
[26] Ibid., p. 254.