Le cinéma politique du groupe Dziga Vertov :
montage, collage ou citation ?
- Raphaël Jaudon
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Le système de Godard et Gorin matérialise donc sous forme de « noirs » les images qui manqueraient à une description « désidéologisée » de la société. Et ce principe est appliqué littéralement dans le second film du groupe, Pravda (1969). Dans ce film, le spectateur est confronté à plusieurs moments durant lesquels l’écran est absolument noir, tandis qu’une voix over explique qu’à cet endroit il aurait dû y avoir des images d’ouvrières en bikini, mais que les réalisateurs n’ont pas eu l’autorisation de les utiliser, les droits de diffusion de ces images étant détenus par Columbia. Bien entendu, Godard et Gorin n’auraient eu aucun mal à acheter ces droits – contrairement à la plupart des films militants, ceux du groupe Dziga Vertov étaient produits par des chaînes de télévision, et bénéficiaient donc d’un budget non négligeable – ou à illustrer la séquence avec d’autres images similaires. Il faut donc supposer qu’ils se sont finalement accommodés de ce déficit au point de le retourner en un argument permettant de souligner l’existence même d’une censure économique et idéologique au cinéma. Les cinéastes répètent d’ailleurs une séquence similaire dans Le Vent d’Est, en accentuant cette fois la logique rythmique d’alternance entre image pleine et image vide : ce qui compte, ce n’est plus le manque d’image lui-même, mais l’effet d’interruption qu’il produit sur le spectateur. Il s’agit par là de conférer une visibilité à l’acte même du montage et à l’intention qui le provoque, ce que ne font pas les productions dominantes. Mais l’exemple le plus significatif interviendra dans le film Luttes en Italie (1970), long-métrage formé de deux parties de longueur équivalente qui ne se distinguent l’une de l’autre que par leur usage différent de l’image noire. La première partie montre des scènes du quotidien, qui représentent chacune un domaine d’application de l’idéologie bourgeoise (la famille, la consommation, l’université, la sexualité, etc.), séparées entre elles par des écrans noirs de longueur variable. Plus tard dans le film, une séquence revient sur l’existence de ces noirs, et décide de répéter le même montage en remplaçant les images noires par des plans de travail à la chaîne et des images d’usines. L’idéologie est donc assimilée à un déficit fondamental qui la situe du côté de l’invisible : elle est irreprésentable cinématographiquement, et prend donc la forme d’une image manquante. Ce n’est qu’une fois dévoilée, dans la deuxième moitié du film, qu’elle peut laisser la place à une compréhension complète du fonctionnement de la société – fonctionnement qui recoupe la thèse marxiste selon laquelle l’exploitation économique et idéologique des classes laborieuses vise à reproduire ses propres conditions de possibilité.
Entre ces trois expériences cinématographiques, un point commun se dégage : dans tous les cas, le groupe Dziga Vertov échoue à représenter l’idéologie sous la forme d’une image simple. L’idée même d’un « rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence » [16], pour reprendre la définition d’Althusser, se refuse à toute traduction visuelle cohérente. Ils trouvent alors une solution dans l’utilisation d’une succession d’images, dont certaines sont définies comme univoques, et d’autres comme vides. Comme chez Carpenter vingt ans plus tard, la manifestation sensible de l’idéologie se fait par l’intermédiaire du montage, chaque plan suspect cédant tôt ou tard la place à son élucidation critique. A ceci près que chez Godard et Gorin l’image n’est pas seulement altérée, elle est purement et simplement annulée : l’écran se prive de lui-même, renonce à l’image, pour mieux suggérer le défaut de théorie dont elle est nécessairement victime. Avec la conclusion suivante : s’il existe bien de l’idéologie au cinéma, alors elle ne peut s’exprimer que sous la forme d’un montage.
Ce que révèlent ces extraits, c’est la volonté de faire du montage la forme par laquelle il est possible d’accentuer la textualité de l’image. En effet, dans la mesure où il se présente comme une opération de mise en relation, le montage possède une tendance naturelle à replier chaque plan sur le concept dont on suppose qu’il est l’illustration. C’est en tout cas de cette manière que l’utilisent Godard et Gorin dans leur tentative de définition visuelle de l’idéologie. Toutefois, dans un tel système, il paraît bien impossible de jamais parvenir à une « image juste » – au sens d’une image juste par elle-même. Dans les exemples que j’ai évoqués plus haut, ce ne sont pas les images qui sont justes, mais leur association dans le temps ; et cette association elle-même ne trouve sa garantie que dans une description théorique préalable de son objet, en l’occurrence l’idéologie dominante. Or, il faut bien mesurer l’ampleur du projet politique godardien, qui ne consiste pas seulement à décrire le fonctionnement idéologique du capitalisme, mais également à trouver des moyens de combattre ce dernier dans le champ du cinéma. Et puisqu’il est désormais admis que l’idéologie fonctionne sur un principe de montage, c’est au montage que devra s’attaquer en priorité le film révolutionnaire. C’est la raison pour laquelle Godard et Gorin auront besoin d’une seconde modalité d’association des images, qui ne soit plus de l’ordre d’une succession horizontale mais d’une superposition verticale ; je veux parler ici du collage.
Dans la pratique du collectif, le collage se révèle être l’acte critique par excellence, et ce dans plusieurs sens du terme. Idéologiquement, d’abord. Les films appliquent une lecture marxiste-léniniste de la société, avec pour objectif de critiquer la domination en déconstruisant ses mythes et ses images ; et le film Luttes en Italie se présente même comme une adaptation du texte de Louis Althusser sur les appareils idéologiques d’Etat. Le cinéma du groupe Dziga Vertov est donc de part en part traversé par l’influence de ce que j’ai nommé plus haut, à la suite de Jacques Rancière, la « pensée critique ». Or, s’il lui emprunte bien son projet général d’élucidation des mécanismes de la domination, il ne partage pas son mode de fonctionnement, à savoir la critique transcendante, pratiquée depuis une position de surplomb d’où le savant échapperait aux effets d’aveuglement idéologiques liés à son objet. Le collage permet au contraire à Godard et Gorin de développer une critique immanente, qui se manifeste au sein même du matériau qu’elle étudie. Le cinéma du groupe poursuit en cela une idée chère à Godard, celle d’un cinéma confondu avec l’activité « critique » – au sens cette fois de la critique de cinéma, que Godard n’a pas cessé de pratiquer parallèlement à son implication dans le groupe Dziga Vertov [17]. Sa pratique de cinéaste elle-même s’en ressent, puisque l’on y trouve à toutes les époques de nombreuses références à d’autres films. Et de la même manière, dans les essais politiques qu’il conçoit avec le groupe Dziga Vertov, le cinéma critique est en même temps un cinéma de la critique : le sens s’y construit par essais et erreurs, par-dessus des discours achevés, convoqués dans la matière du film comme s’ils en étaient les personnages.
[16] L. Althusser, « Idéologie et Appareils idéologiques d’Etat », art. cit., p. 101.
[17] Citons par exemple sa critique impitoyable du Cercle rouge de Melville, publiée en 1971 dans le journal de la Gauche Prolétarienne. Son article paraît sous le pseudonyme de Michel Servet, mais les motifs typiques de l’écriture godardienne y restent clairement identifiables. J.-L. Godard, « Le Cercle rouge », J’accuse, n° 1, janvier 1971, p. 24.