Collages et montages pour un
Eloge de la folie contemporain

- Agnès Guiderdoni
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Fig. 16. « L’Ivresse », 2006

Fig. 17. « Le Satyre et la femme », 2006

Fig. 18. « La Folie du péché
original », 2006

Fig. 19. « Le Paon », 2006

Fig. 21. « Célébration de
l’amour-propre et des
plaisirs », 2006

Fig. 22. « L’Etat de l’âme dans
les cieux et l’extase mystique
sont aussi une forme de folie », 2006

Une dernière édition nous servira à clôturer ce parcours trop rapide, édition dont l’intérêt réside à la fois dans sa contemporanéité ainsi que dans sa démarche originale et particulièrement riche, mettant en travail la puissance de figurabilité du texte d’Erasme, qui regorge d’images et de comparaisons, de proverbes et de jeux de mots. Cet ensemble imaginaire constitue en effet la matière première, brute, du programme illustratif conçu en 2006 par le collectif « Tilburgse School » composé des artistes hollandais Paul Van Dongen, Guido Geelen, Marc Mulders, Reinoud van Vught et Ronald Zuurmond, accompagnant la traduction en néerlandais de l’Eloge par Petty Bange (initialement publiée en 2000 à Nimègue [17]). Les illustrations consistent d’une part en dessins marginaux simples, au crayon, dont une partie s’inspire nettement des dessins d’Holbein, peu nombreux mais réguliers au fil des pages, et d’autre part en photographies pleine page de tableaux, de sculptures, d’installations, qui inscrivent le texte érasmien dans le contemporain le plus patent. Les dessins reprenant ceux d’Holbein sont soit des réinterprétations littérales comme le jeune Bacchus passant sa vie ivre (fig. 16), soit des variations sur le même thème iconographique. Ainsi, illustrant le joyeux banquet des dieux où dansent et chantent les nymphes mêlées aux satyres jouant des farces atellanes, une tête de satyre sur la langue duquel danse une femme nue (fig. 17) condense le dessin plus développé d’Holbein où les satyres et Polyphème s’amusent et dansent, illustrant ce chapitre XV, et anticipe sur le chapitre XVII décrivant comment la sottise des femmes plaît aux hommes. De surcroît, le dessin entre en dialogue avec le collage immédiatement mis en regard (fig. 18) qui, découpant ses fragments dans une enluminure des Frères de Limbourg des Très riches heures du Duc de Berry (ca. 1410-1415 [18]), évoque tout ensemble le péché originel, la tentation d’Eve, et l’expulsion du Paradis, autrement dit la folie des hommes qui a conduit à la folie de la Croix, ultime sagesse masquée que vise tout l’Eloge. L’exemple de cette photo par collage de motifs anciens révèle en outre un jeu plusieurs fois répétés de dialogue et de filiation entre le passé et le présent, ne se contentant pas d’une seule actualisation thématique. Ainsi les critiques virulentes à l’encontre du pape sont-elles soutenues par la reprise iconoclaste du portrait d’Innocent X de Francis Bacon, lui-même une reprise du tableau de Velasquez (fig. 19). Le tableau de Bacon forme l’extrême pointe de la queue d’un paon, qui s’ouvre et qui semble déchirer le tableau comme une feuille de papier. A titre de comparaison, on peut regarder l’illustration du même passage chez Lepère (fig. 20 ), dans laquelle le paon dénonce aussi une Eglise moderne vaine et arrogante. Ce que fait de plus l’image de l’édition néerlandaise, c’est inscrire cette dénonciation dans une série d’images à détourner et détournée, et de s’inscrire donc dans cette série de détournements. Il ne s’agit pas seulement d’un ancrage contemporain de la folie mais aussi d’un ancrage en diachronie dans un type de discours. Un procédé similaire mais plus complexe est à l’œuvre dans la célébration paradoxale et provocatrice de l’amour-propre et des plaisirs, représentant par collage un visage monstrueux, aux allures de tête de mort (fig. 21). Les différents morceaux du collage proviennent de deux types de source, le monde médiatique et « people » du magazine Vogue et la peinture ancienne. On reconnaît ainsi, formant le crâne, la couverture du magazine et quelques pages intérieures affichant la photo de David Beckham, et dans la partie inférieure droite, la publicité du pubis en « G comme Gucci » de Tom Ford (1990), paru également dans Vogue, lançant le « porno chic ». Quand on feuillette les autres photos du reportage concernant les Beckham, on constate qu’elles appartiennent toutes à cet univers « porno chic », ce qui constitue la note dominante du collage. Le fragment du pubis en G est mis en équivalence visuelle avec ce qui constitue le menton de ce visage macabre, à savoir le doigt de saint Thomas pénétrant la plaie du Christ, tiré du tableau de Bernardo Strozzi, L’Incrédulité de saint Thomas (ca. 1620). Enfin, une bouche carnassière, armée de crocs et provenant d’un univers boschien (je suppose), forme dans le coin inférieur gauche un contre-point à la bouche qui tire la langue, et semble prête à la dévoration du désir qui imprègne l’ensemble du collage. Sont mis ainsi en évidence presque obscène les organes des sens concernés par l’ensemble de l’image, les yeux et une bouche qui tire la langue. Le voir et le toucher, c’est-à-dire les deux sens que le Christianisme place dans un rapport d’opposition et de tension, sont convoqués ici, dans une juxtaposition de motifs qui, tout en érotisant le désir de voir (médiatique notamment et peut-être idolâtre à ce titre) et le « toucher pour croire » – toucher pénétrant et évoquant sans ambigüité la jouissance sexuelle – confronte le lecteur, alors pleinement spectateur, à l’expression du désir et du plaisir le plus incarné dans leur dimension à la fois primaire d’un point de vue psychologique (voir le sexe, pénétrer l’ouverture dans la chair) et censurée d’un point de vue chrétien (Noli me tangere). Enfin, le dernier tableau (fig. 22), illustrant « l’état de l’âme dans les cieux et l’extase mystique sont aussi une forme de folie », est certainement un des plus provocateurs et les plus aboutis dans l’exploitation figurale du texte érasmien. Il représente deux lièvres allongés face à face – pour ainsi dire, enlacés – dont on ne peut déterminer s’ils sont vivants ou morts, tandis que Le Christ à la colonne de Hans Memling (1485-1490) est inséré dans l’étroit espace entre leur deux ventres, à demi caché dans leur fourrure, comme couvé, en gestation dans l’improbable couple animal. Le contraste formé entre la chair nue et meurtrie du Christ inséré comme dans une fente entrouverte et la toison qui l’entoure, formées (et la fente et la toison) par deux animaux symbolisant le désir charnel fait émerger l’image d’une vulve, lieu d’extase et de folie. En outre, on peut déceler un jeu de mot relevant en propre du travail de la figurabilité, du mot « haas » (lièvre en néerlandais) au mot « extase », le Christ sortant (ex-) des deux lièvres.

Le programme illustratif du collectif « Tilburgse School » ne peut s’apparenter à un simple travail d’actualisation, mais plus radicalement, à un travail à la fois d’appropriation complète du texte érasmien et d’universalisation, dans la mesure où ce texte émerge, identique à lui-même, entre les deux pôles d’une illustration convoquant la plus ancienne, celle d’Holbein, et la plus contemporaine qui soit, insérée sans distanciation. En outre, tant au niveau de chaque image prise isolément qu’au niveau du programme dans son ensemble, la démarche est inscrite dans un jeu d’échange et de recyclage, de bricolage, des images familières de l’univers d’Erasme dans les formes d’un univers visuel véhiculant des valeurs du monde contemporain, les mêmes valeurs correspondant à celles discutées par la Folie. Autrement dit, bien au-delà de la reprise ou de l’actualisation thématique, les artistes du collectif ont fait glisser, par montage et démontage d’images, le contenu de l’Eloge dans les moyens propres du visuel, exploitant à un degré rare le potentiel de (re)lecture que suppose une illustration.

 

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[17] Erasme, Lof der Zotheid, vertaald, geannoteerd en ingeleid door Petty Bange, Leuven, Peeters, 2 vol., 2006.
[18] Je remercie Ralph Dekoninck pour son aide précieuse dans l’identification des sources de ces fragments.