Collages et montages pour un
Eloge de la folie contemporain

- Agnès Guiderdoni
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Fig. 9. A. Lepère, Le Fer et
le feu
, 1906

Fig. 10. J. Touchet, Les Bonnes gens de l’âge d’or, 1926

Fig. 11. J. Touchet, La Folie
fait tourner le monde
, 1926

Fig. 12. Erasme, L’Eloge de
la Folie
, 1926

Fig. 13. J. Touchet, Combat d’encensoirs, 1926

Fig. 15. J. Touchet, 1926

Enfin, contrairement au programme illustratif d’Eisen qui évacuait complètement la dimension religieuse, l’interprétation que propose Lepère est sans ambivalence chrétienne, et même évangélique, c’est-à-dire dans le droit fil de la philosophia Christi d’Erasme. Ceci distingue notablement ce programme d’une grande majorité d’autres, qui choisissent de laisser dominer d’un bout à l’autre la veine satirique, comme on le verra. Ainsi, le seul parcours même rapide des gravures de Lepère permet au lecteur de percevoir l’évolution du discours de la Folie, à la fois dans son contenu mais également dans le raffinement de son argumentation au fur et à mesure que l’on aborde des questions religieuses. En outre, Lepère n’hésite pas à insérer la figure du Christ de manière « anachronique » pour marquer sa lecture spirituelle du texte érasmien (fig. 9).

Si la lecture de Lepère pouvait être qualifiée d’actualisation sérieuse, contenant un message personnel, à la fois politique et idéologique fort, toute autre est celle proposée par Jacques Touchet vingt ans plus tard, en 1926 [12]. D’un style tout à fait différent, les illustrations de Touchet appuient nettement le caractère humoristique tout en démontrant un travail fouillé sur le texte ainsi qu’un tissage serré du texte et de ses images dans leur mise en relation intime. A titre de comparaison, on peut ouvrir l’édition illustrée par Dubout en 1951, dans laquelle la farce écrase toute autre lecture, et où toutes les images ont une connotation ou une dénotation sexuelle, impliquant des moines. Ceci conduit à une illustration qui ne se renouvelle pas ou peu, gomme les subtilités du paradoxe qui est au cœur de l’Eloge et nivelle le message général sur un seul plan. Chez Touchet, la veine humoristique est certes bien déclarée mais elle rappelle plutôt des bandes dessinées alors en vogue telles que Bécassine, Les Pieds Nickelés ou encore Little Nemo pour la dimension fantaisiste ; elle résulte d’un travail d’interprétation du texte et d’appropriation des dessins d’Holbein, et non d’un placage stéréotypé sur le texte. A tel point qu’à plusieurs reprises, Touchet redouble le discours paradoxal de la folie, en mettant en image le non-dit du paradoxe. Il en est ainsi de la représentation décalée des « bonnes gens de l’âge d’or [qui], dociles aux impulsions de la nature, (…) suivaient aveuglément les mouvements de leurs instincts » [13], où les « bonnes gens » en question sont deux brutes caricaturales et ridicules en train de se battre avec violence (fig. 10), découvrant un âge d’or qui n’a rien à voir avec l’Arcadie harmonieuse et sans conflit décrite avec malice par la Folie :

 

A quoi leur eût servi la Grammaire, puisqu’ils n’avaient tous qu’un même langage, et qu’ils ne parlaient que pour se faire entendre ? Qu’avaient-ils besoin de Logique, puisque jamais des opinions contraires n’excitaient entre eux de vaines disputes ? De quel usage eût été la Rhétorique, à des gens qui n’avaient point de procès [14] ?

 

La folie de Touchet est malicieuse et joueuse, et elle satirise avec légèreté. Dès le paratexte, elle nous est présentée, toujours nue et riant, dans des activités circaciennes, faisant tourner le globe terrestre sur ses pieds comme un gros ballon, sur la couverture (fig. 11), ou se balançant par les pieds à un lustre comme sur un trapèze (fig. 12). C’est également sur cette note que se clôt l’Eloge puisque dans la dernière illustration, la folie toujours acrobate fait une roulade en guise de salut. Le monde est un cirque.

Si les personnages ne sont plus habillés tout à fait à la mode du XVIe siècle, ils n’appartiennent en propre à aucune époque spécifique et empruntent leurs vêtements comme le décor dans lequel ils évoluent à l’univers qui est le plus approprié pour traduire l’intention humoristique, satirique ou ridiculisante du dessinateur. Touchet privilégie en effet de façon dominante cette dimension en sélectionnant dans le texte les images et métaphores les plus caricaturales ou les plus grotesques et en leur donnant encore une certaine outrance. Il en est ainsi lorsque la folie dénonce les flatteurs et les hypocrites. Revendiquant tout d’abord le bien-fondé de sa démarche d’autopromotion, elle accuse le flatteur de « parer la corneille de plumes d'emprunt, blanchir le nègre et faire de la mouche un éléphant » [15] ; les trois exemples, qui sont en fait trois proverbes antiques, sont repris dans l’image et mis en récit : la corneille et l’homme noir regardent, étonnés, un autre homme en train de gonfler une mouche avec un soufflet. Elle compare un peu plus loin les hypocrites « à des singes revêtus de pourpre, ou à des ânes couverts de peau de lion » [16], ce que représente littéralement l’image où les deux animaux apparaissent dans leur déguisement grotesque. Ou encore ces joutes oratoires entre théologiens qui se règlent à coup d’encensoirs (fig. 13). Dans un cas comme dans l’autre, nul besoin d’expliciter visuellement les comparaisons : l’illustration ne conserve que la substance satirisante et la situation comique, qui, dans l’absurdité de l’évidence visuelle proposée, suffit à marquer les inversions du paradoxe entre folie et sagesse. En outre, Touchet joue des insertions des images dans le texte et de la mise en forme iconique du texte, indiquant ainsi précisément la phrase ou les quelques mots qu’il illustre (fig. 14 ), soulignant le lien étroit et d’éclairage mutuel établi entre les deux pour une plus grande efficacité du message (fig. 15). Le dialogue avec les dessins d’Holbein et leur recomposition sont ainsi constants tout au long de l’ouvrage.

On peut parler d’une forme d’actualisation de cette version de l’Eloge mais, au contraire de Lepère qui intégrait à peu près tout le texte par le biais de ses illustrations dans le monde contemporain du lecteur, les choix opérés par Touchet tendent à universaliser le message ou à procéder à une simple actualisation esthétique qui facilite les rapprochements avec un univers visuel plus familier au lecteur. On pourrait parler alors d’une réactualisation de l’univers d’Erasme, et non plus d’accommodation comme chez Lepère.

 

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[12] Erasme, L’Eloge de la Folie. Déclamation d’Erasme, traduite en français par Monsieur de La Veaux, avec des illustrations de J. Touchet, Paris, René Kieffer, 1926.
[13] Ibid., p. 67.
[14] Ibid.
[15] Ibid., p. 4.
[16] Ibid., p. 6.