Collages et montages pour un
Eloge de la folie contemporain
- Agnès Guiderdoni
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Fig. 5. Ch. Eisen, La Sagesse
et la folie, 1751
Fig. 6. Erasme, Eloge de la folie, 1906
Si l’amorce de l’ouvrage présente, comme dans à peu près toutes les éditions illustrées, la folie haranguant du haut de sa tribune une foule bigarrée d’auditeurs, cette représentation est complétée par un frontispice placé en regard de la page de titre dans lequel la folie semble rendre ses hommages à la déesse Athéna ou se pose à tout le moins en contrepoint de la déesse de la sagesse (fig. 5). Or c’est bien dans ce couple paradoxal, folie et sagesse, que se trouve le ressort de l’Eloge, aboutissant à la folie ultime qui est celle de la Croix, folie chrétienne, renversant tous les codes de l’apparente et fausse sagesse. Si le principe même du texte érasmien, éloge paradoxal, est bien préservé et valorisé comme clé de lecture dès le frontispice du livre, l’illustration en évacue néanmoins totalement la dimension religieuse puisqu’il est impossible de deviner la dernière partie, chrétienne, de l’Eloge par les seules gravures. Les gravures ont une portée moraliste universalisante et, n’étaient les décors et vêtements des personnages, pourraient se trouver à n’importe quelle époque. La dimension moraliste, plus proche des préoccupations des lecteurs du XVIIIe siècle a pris le pas sur la dimension religieuse, prédominante au XVIe siècle, en simplifiant et caractérisant les situations particulières décrites par Erasme.
Durant le siècle et demi qui suit l’édition illustrée par Eisen, l’Eloge connaît plusieurs nouvelles traductions en français mais peu de nouvelles illustrations, la presque totalité des éditions reprenant ou regravant les dessins d’Holbein. Pour cette raison, l’ouvrage publié à Paris en 1906 dans la traduction de Nisard, accompagnée de 46 bois gravés d’Auguste Lepère fait date, ouvrant une ère d’abondante créativité en la matière [8]. Editeurs et illustrateurs semblent, à partir de cette date, s’être autorisés à s’emparer et à s’approprier l’Eloge dans une démarche assumée de réception et de réinterprétation, soit dans le sens d’une actualisation que l’on pourrait qualifier de sérieuse, ouvrant le texte aux interrogations propres au XXe siècle, soit dans le sens d’une interprétation comique et/ou caricaturale des problématiques du XVIe siècle abordées par le texte érasmien. L’édition de Lepère appartient sans conteste à la première catégorie et fournit un exemple très riche.
Le choix de la gravure sur bois permet tout d’abord à Lepère de travailler l’image dans le corps du texte et, tout en suivant une inspiration toute personnelle, de tresser des liens étroits, visuellement et sémantiquement, entre le texte et ses images, à la manière des dessins d’Holbein. La préface à Thomas More s’ouvre ainsi sur un paysage dans lequel cheminent deux cavaliers et se clôt sur le même paysage au chemin vide. Le projet de Lepère, tel qu’il est présenté par l’éditeur, s’inscrit ensuite explicitement dans le projet érasmien, établissant un lien de continuité entre le XVIe et le XXe siècle à travers la permanence de la folie : « La folie est de tous les temps : en deux mots, telle fut l’idée de Lepère quand, spontanément, il songea à réimprimer et à illustrer l’Eloge de la folie du vieil Erasme » [9].
Il précise ensuite le projet dans le sens d’une actualisation à travers laquelle les réalités du XVIe siècle et celles de ce début de XXe siècle sont mises en miroir. D’un siècle à l’autre, les hommes sont les mêmes, seuls les habits changent :
Ces moines, ces avocats, ces magistrats, ces guerriers, ces monarques, ces paysans qu’Erasme avait décrits et qu’Holbein dessina, le premier, sur les marges de l’exemplaire de Bâle, sont du seizième siècle ; les voici, maintenant, habillés à la moderne, et ils ne sont ni moins vrais, ni moins fous.
Lepère s’est abstenu avec soin de regarder l’œuvre de son génial prédécesseur. Le sujet, il l’a vu en lui-même, et dans son propre temps. Il a observé d’autres faits et autrement : il s’est trouvé que, malgré la différence des âges, c’était toujours la même chose. (…)
Cafards, cagots, chatsfourrés, papelards et chiquanous, la race n’en est pas perdue ; la graine a été précieusement conservée d’âge en âge ; Lepère n’a eu qu’à laisser la bride à sa fantaisie ; il les a trouvés au bout de son crayon : les voilà ! Erasme les reconnaîtrait et Holbein, de loin et de haut, c’est entendu – ne le désavouerait pas [10]
En dépit de l’affirmation de l’éditeur, il semble difficile de croire que Lepère n’a pas regardé les dessins d’Holbein. D’une part, on l’a déjà dit, le travail même d’insertion des images dans le corps du texte rappelle l’édition gravée de 1676 des dessins originaux. Lepère pousse même parfois plus loin l’interdépendance du texte et de l’image. D’autre part, ces mêmes images laissent affleurer avec évidence des échos des dessins d’Holbein, tels que le saint en prière ou la pénitence du pécheur (fig. 6). La vignette de clôture représente la folie, habillée à la mode 1900, en train de coiffer d’un bonnet à grelots un homme qui lit, barbu et à cheveux blancs (fig. 7). On peut y voir également une sorte de subversion de la vignette d’Holbein, clôturant la lettre à Thomas More, où Erasme est représenté à son pupitre en train d’écrire les Adages.
Cependant, l’accent est mis entièrement sur les illustrations : ce sont ces images qui font l’interprétation du texte et qui en renouvellent la lecture. Par elles, l’Eloge est inscrit dans le contemporain en tant qu’elles manifestent une « âme contemporaine », mais une inscription qui ne rompt pas avec le XVIe siècle, qui souligne au contraire le lien entre les deux époques. L’édition tout entière est d’ailleurs placée sous ce sceau de la création dans la continuité, de l’analogie des projets sans confusion :
Afin que l’œuvre fût digne du sujet, – je veux dire l’homme, – et digne de l’objet, – je veux dire notre temps, – il fallait tout réunir, et il me semble que, cette fois, tout est réuni. Les planches sont dessinées, gravées et tirées en couleurs, presque en camaïeu, par Lepère lui-même ; elles sont disposées dans le texte composé par lui et imprimé sur ses presses. Le papier de cuve vient des usines d’Arches. Le caractère du texte vient de la fonderie Turlot ; il rappelle par son aspect, les belles compositions des Alde, des Froben et des Plantin : comme il convient pour ce livre, il est dans la note classique. Quant au caractère qui sert à la présente notice, il donne la marque du vingtième siècle : c’est la première fonte du nouveau caractère Deberny, gravé par Faulque. (…) Ainsi, dans cet opuscule qui restaure, pour les générations actuelles, une œuvre toute traditionnelle, on trouvera l’union de la tradition et du progrès [11].
L’actualisation se fait principalement par une espèce d’acculturation des principaux thèmes développés dans l’Eloge, au premier chef bien sûr, la Folie. Elle est habillée à la mode du temps, c’est-à-dire par le grand couturier parisien Worth (fig. 8) comme l’explique encore l’éditeur dans sa notice d’introduction, ce qui ne l’empêche pas, sur la page de titre, d’être assise négligemment, dans un style rappelant des affiches de Toulouse-Lautrec, sur la tête d’une statue d’Athéna casquée, reproduisant le couple paradoxal folie/sagesse qui sous-tend tout l’Eloge. Coiffée de son bonnet à grelots, elle regarde vers le lecteur en riant, tenant d’une main un gant-marionnette tandis qu’elle actionne de l’autre les fils d’autres marionnettes, représentants les différents états de la société – un magistrat, un pape, un officier, un notable – qui seront repris dans les illustrations. Les titres donnés à quelques-unes des gravures dans une table des illustrations assument pleinement cette actualisation : « Guinguette à Montrouge », « Au Grand Magasin », « A la fête de Neuilly », « Le Pèlerinage à la basilique du Sacré-Cœur », ou encore « Rue du Croissant ».