Montage, démontage, remontage dans
l’Odyssée : effets cinématiques et structurels,
jeux de regards, de voix, de gestes

- Michel Briand
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Le montage - démontage - remontage éditorial, critique, (méta-)poétique

 

La découpe des chants, le tissu des textes : la philologie comme poétique

 

Une certaine philologie classique, en particulier dans l’édition critique de textes, s’intéresse beaucoup à ces endroits stratégiques de l’Odyssée, depuis Alexandrie jusqu’à nos jours, en passant par les débats entre analystes et unitaristes, ou encore oralistes, quasi-ethnopoéticiens, et les philologues les plus positivistes [25]. On prendra comme exemple de cette philologie fondée sur des techniques assumées de montage – démontage – remontage, les travaux de Victor Bérard, responsable de l’édition et de la traduction dans la CUF, qui offrait, en 1924, une nouvelle Odyssée, toujours de référence en France et selon un système jamais repris tel quel par un autre éditeur [26]. Il est vrai que cette édition est à contextualiser aussi sur le plan culturel et littéraire. D’une part, ce savant, suivant une sorte d’illusion référentielle qu’on a pu appeler le « complexe de Victor Bérard [27] », a tenu à identifier tous les lieux de l’Odyssée, photographiés comme si l’épopée avait un regard réaliste et documentaire : l’Album odysséen issu de ce périple est très intéressant pour les rapports texte / image et fiction poétique / réalisme historique [28]. D’autre part, Bérard était sensible au cinématisme inhérent à l’épopée odysséenne, donc sans doute à la fois en termes de kinesthésie et de montage, dans ce qui peut-être vu comme une véritable « préhistoire du cinéma » [29].

Ainsi Bérard représente-t-il un sommet et un aboutissement dans le développement transhistorique de la philologie dont on peut rappeler, à propos du montage, quatre étapes :

- le passage à l’écrit, notamment à époque classique et hellénistique, qui implique une lecture non plus simplement linéaire, et aussi musicale que linguistique, mais de nouvelles possibilités d’appropriation, arrêt, distance, récursivité.
- la découpe de l’Iliade et de l’Odyssée en chants, selon les vingt-quatre lettres grecques classiques, avec un effet critique vigoureux, surtout pour le lecteur, qui découvre une succession de chants, montés entre eux, et non plus un flux de parole souple, issue de la muse et de son interprète, le poète en maître de vérité et de fiction. La voix devient texte, c’est-à-dire tissu, plus facile, pour les modernes, à décomposer, restructurer, démonter et remonter, simplifier ou amplifier, etc. Les conditions de production et réception du poème épique fondent le sens qu’on peut donner à la notion de montage, à l’oral et à l’écrit, en distinguant le montage de l’epos, en tant que parole, et le montage de l’épopée, en tant que texte.
- la philologie comme poétique, dès Callimaque, à la fois grammairien – directeur de la Bibliothèque, inventeurs des fiches bio-bibliographiques au IIe s. avant notre ère, et poète homérisant, en particulier dans ses Hymnes. Le travail du critique, notre travail d’analyse aussi maintenant, est également démontage et remontage permanent, voire, dans les meilleurs des cas, une véritable écriture seconde [30].
- le texte ancien, dans sa construction ancienne mais aussi moderne, est ainsi un véritable défi, en attente d’interprétation, de structuration et d’édition, différentes à chaque époque, et à chaque fois dépendantes des procédures critiques et créatives dominantes. Le texte homérique est aussi une construction poétique des philologues, d’Alexandrie à Bérard, et encore ensuite.

 

Comme exemple, on peut s’intéresser à la manière dont Bérard a inséré dans le chant IV (Télémaque à Sparte, chez Ménélas et Hélène) plusieurs passages du chant XV, visant à rendre le récit homérique plus linéaire, chronologique et réaliste, moins répétitif aussi, moins incohérent enfin, selon lui. Et cela en démontant le texte à nous transmis par la plupart des manuscrits, où le chant XV est composite et donc inacceptable, dans sa logique néo-classique focalisée sur le départ de Télémaque loin de Sparte, au début du chant et son retour à Ithaque à la fin, et puis, au milieu, entre temps, sur Ulysse chez Eumée. Le démontage – remontage est une technique très appréciée de cette philologie radicale.

 

Le texte ancien comme défi : l’intertexte dans tous ses états

 

Dans les avis au lecteur, notes et notices, apparats critiques et commentaires de tout ordre, qui occupent plus de place que le texte, dans l’édition de Bérard, le montage ne se cache pas, il est considéré comme indispensable, pour produire le « vrai texte », issu d’une « vraie lecture » et de ses conséquences critiques et éditoriales. Ce démontage – remontage critique vise à redécouvrir un montage original, authentique, en déconstruisant le démontage – remontage intermédiaire, réputé fautif, empreint de lacunes et d’interpolations, et surtout d’incohérences linguistiques, esthétiques, narratives, éthiques, culturelles, attribuées au scribe, au copiste, aux aléas de l’édition, suivant encore une conception singulière, mais qui se veut universelle, des normes du texte acceptable et du montage qui le produit.

Ainsi Bérard déploie-t-il une argumentation qui se veut de bon sens, pour expliquer et justifier sa création d’un nouveau texte, remonté à partir de regroupements de vers et d’épisodes auxquels il donne des intitulés unifiants. A la cohérence formelle s’ajoutent des considérations psychologiques, sur le comportement des dieux et héros, comme sur les intentions logiques et expressives du poète compositeur, auquel ne sont autorisées ni contradictions ni suspensions narratives. Par exemple, dans le premier volume de son édition, contenant les chants I à VII, à propos de l’intégration du passage du chant XV, v. 1-67, qu’il insère entre les vers 311 et 312 du chant IV, on trouve p. 90 un ensemble de notes en français : « Il pourrait sembler à première lecture que le vers 305 du chant IV est la fin de l’épisode A Lacédémone », « A la réflexion pourtant plusieurs étrangetés apparaissent », « D’autre part, dans le texte actuel, c’est au début du chant XV que nous voyons Athéna apparaître à Télémaque, durant la nuit » et surtout :

 

le chant XIV nous conte la première journée d’Ulysse chez Eumée ; au début du chant XV, la déesse arrive à Lacédémone en pleine nuit ; elle aurait employé tout un grand jour à faire ce voyage. Les dieux homériques vont à une autre allure : sitôt décidés à partir, ils s’élancent et parviennent à l’instant.

 

Sur la même page, en face, sous le texte grec, l’éditeur développe en latin, à destination de ses collègues philologues, les conséquences proprement philologiques de ces remarques, en dialogue avec les experts passés ou contemporains, tels Dagassio ou Kirchhoffen. Les deux dispositifs rhétoriques, adressés à un lecteur différent, visent à justifier le démontage d’une partie du chant XV, remonté dans le chant IV, selon une organisation que Bérard est le seul à avoir ainsi mis en scène, dans l’histoire du texte odysséen.

D’une autre manière, p. 91, Bérard explique sa propre créativité éditoriale, impressionnante, par le fait qu’il reconstitue un texte d’origine, antérieur à la division de certains épisodes, elle-même consécutive à l’unification des trois énoncés primitifs dont l’Odyssée que nous connaissons serait la résultante, qualifiée de « scolaire ». Son travail de démontage – remontage se veut la restauration d’un poème authentique : « Je crois donc que l’épisode primitif du retour de Télémaque fut coupé en deux et même en trois ou quatre quand on réunit en une seule « Poésie » les trois poèmes du Voyage de Télémaque, des Récits d’Ulysse et de la Vengeance d’Ulysse », et « Si donc le lecteur veut lire l’Odyssée traditionnelle en sa contexture scolaire, il doit, en cette traduction, passer de la page 89 et du vers IV 311 à la page 97 et au vers IV 312 ». On est ici très loin d’une lecture qui accepterait les rudesses d’une composition d’abord orale : l’Odyssée est un texte originel à restituer et Bérard est sans doute certain que c’est la meilleure méthode pour servir le véritable Homère.

 

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[25] On pense surtout à ceux qu’ont pu critiquer d’autres philologues, plus intéressés par l’inactualité / l’intempestivité critiques (Nietzsche), l’anthropologie historico-politique (J.-P. Vernant), voire l’herméneutique, quand elle s’intéresse à l’histoire réflexive de la philologie (autour de Jean Bollack). Voir, à titre d’exemple contemporain, Ph. Rousseau & R. Saetta Cottone (dir.), Diego Lanza, lecteur des œuvres de l’Antiquité. Poésie, philosophie, histoire de la philologie, Cahiers de philologie, Série Apparat critique, 29, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2013, par exemple P. Judet de La Combe, « Actualité de la philologie, avec Diego Lanza », pp. 245-256.
[26] L’Odyssée, « poésie homérique ». Tome I. Chants I-VII, texte établi et traduit par Victor Bérard, , Paris, Les Belles lettres, CUF [1924].
[27]  Chr. Montalbetti, Le Voyage, le monde, la bibliothèque, Paris, PUF, 1997, et les travaux de S. Rabau, cf. plus haut note 3.
[28] V. Bérard, Dans le sillage d’Ulysse. Album odysséen, Paris, Armand Colin, 1933 (phot. de Fr. Boissonnas).
[29] S. Rabau, « Victor Bérard ou la préparation du film », Cinématismes. La littérature au prisme du cinéma, sous la direction de J. Nacache, J.-L. Bourget, Peter Lang, Berne, 2012.
[30] M. Briand, « Callimaque, (ré)inventeur de Pindare : entre archivage et performance, une poétique seconde », Journée d'études "Poétiques de la philologie", sous la direction de S. Rabau & J.-L. Jeannelle, paru en ligne, n°5 de la revue Littérature - Histoire - Théorie.