Montage, démontage, remontage dans
l’Odyssée : effets cinématiques et structurels,
jeux de regards, de voix, de gestes

- Michel Briand
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Le montage - démontage - remontage des scènes typiques d’hospitalité

 

La scène typique de l’Iliade est le combat [20], celle de l’Odyssée relève de l’hospitalité, que l’hôte accueilli soit un dieu ; Télémaque [21] ; ou surtout Ulysse. En accord avec ce qui a été vu pour les syntagmes formulaires et les composition et réception orales qu’ils fondent, la scène d’hospitalité peut être reconstruite, comme un prototype idéal qui n’est jamais réalisé entièrement dans une occurrence précise, mais dont les éléments peuvent être soumis, comme dans la grammaire transformationnelle des réseaux formulaires, à des effets d’ellipse, inversion, symétrie, expansion, etc. On cite ici un résumé de ce que peut contenir une telle scène, selon l’analyse de S. Reece, c’est-à-dire un matériau qui se trouve démonté et remonté, en accord avec une dramaturgie traditionnelle, ritualisée, mais variable [22] :

 

1. arrivée du / des visiteur(s) :
- jeune fille à la fontaine / jeune homme au bord du chemin
- arrivée sur les lieux
- descriptions : résidence du maître de maison, activités de la personne recherchée et de son entourage (sacrifice, jeux, festin, etc)
- chien à la porte
- attente sur le seuil
- supplication (protection de Zeus)
2. accueil :
- le maître de maison voit le(s) visiteur(s), hésite, se lève de son siège
- il s’approche, touche les cheveux d’un visiteur, lui prend la main
- il lui souhaite la bienvenue, prend sa lance, le fait entrer
3. première série de rites :
- les xeinoi s’asseoient
- le festin, précédé d’un sacrifice sanglant, est préparé, consommé puis conclu
- on boit du vin mélangé, en digestif, accompagné de libations
- le maître de maison demande son identité, son origine, les buts de son voyage à l’hôte qui répond, avec précision et véracité
4. seconde série de rites :
- bain et coucher
- l’hôte retient le visiteur, lui offre des cadeaux chargés d’histoire
- il lui propose un repas de départ et d’ultimes libations
- il lui souhaite bon voyage et offre une escorte jusqu’à sa destination suivante
- un omen survient (métamorphose, événement météorologique) et le visiteur ou le maître de maison l’interprète
- départ et description du trajet

 

D’une hospitalité l’autre

 

A un niveau médio-structurel, sur un chant ou une partie de chant, l’hospitalité est ainsi une thématique fondamentale pour l’Odyssée, en accord avec le sens double du mot ξεῖνος « hôte accueilli / accueillant », « étranger / maître de maison », dieux et héros déguisés, d’Athéna Mentès puis Mentor, au début de l’épopée, à Ulysse mendiant puis crétois, à la fin. Mais il s’agit aussi d’un élément structurant et dynamisant : l’ensemble de l’épopée se construit comme un montage de scènes d’hospitalité, à la fois conformes à un modèle et troublant, voire subvertissant ce modèle, ne serait-ce que pour le plaisir du public ancien, sensible à cette dialectique entre imitation et innovation, voire conformisme et originalité. Ce qui fait de l’Odyssée un questionnement de l’autre et du même, ou encore le récit d’un retour à l’identité active de l’homme, roi, père, époux, par une série d’épreuves typiquement hospitalières, qui peut expliquer d’ailleurs l’actuelle popularité de la partie centrale de la geste odysséenne, aussi bien assimilable à un film à grand spectacle, centré sur les exploits d’un héros, à la fois puissant, rusé et humain, voire à certains jeux vidéos, où l’on passe d’un monde ou niveau à l’autre, et où la répétition s’associe à la mise en intrigue identificatoire [23].

Toute l’épopée fonctionne comme un montage amplifié (processus d’articulation thématique et structurelle en mouvement) de montages singuliers (scènes typiques issues d’un prototype toujours reformulé), sans qu’on ait le temps de l’exposer ici. On peut au moins évoquer les deux éléments du cadre. D’une part la Télémachie, dans les premiers chants : le fils du héros accueillant bien Athéna, contrairement aux prétendants, puis reçu lui-même par Nestor à Pylos, puis Ménélas et Hélène à Sparte. D’autre part le retour d’Ulysse, du chant XV et l’accueil par le porcher Eumée au chant XXIII, le massacre des prétendants et les retrouvailles avec Pénélope. Et encadrée par ce début et cette fin, l’Odyssée proprement dite, selon la réception dominante aux XXe et XXIe siècles, entre Calypso, Nausicaa et les Phéaciens, et le départ de leur île, avec les épisodes les plus fameux, tous diverses variations sur l’hospitalité / l’inhospitalité, des chants IX à XII, la rencontre avec le Cyclope, Eole, les Lestrygons, Circé, les Cimmériens, l’île d’Hélios, les Sirènes…

On a vu plus haut à propos des analyses de S. Reece comment les critiques peuvent reconstruire une scène prototypique d’hospitalité, qu’à la fois l’aède et son public avaient en mémoire virtuelle. C’est par un jeu de démontage – remontage, que le poète, comme avec le formulaire typique, mais à un niveau articulatoire supérieur, construit et développe sa parole et son récit, par une autre grammaire. On pourrait comparer le prototype présenté plus haut avec l’épisode du Cyclope (chant IX) ou encore l’arrivée d’Ulysse à son ancien palais (chant XIII), ne serait-ce que le tout début, c’est-à-dire les points 1 et 2, l’arrivée et l’accueil.

 

Trouble dans les genres discursifs : cohérence et cohésion du mouvement épique

 

La cohérence et la cohésion de l’œuvre épique, en même temps que son dynamisme et son efficacité pragmatique, reposent aussi sur ce jeu de tradition et variations, que fonde une dialectique spécifique entre normes génériques et culturelles et trouble dans les normes, entre tradition et subversion, ou du moins changement de registre et de système de valeurs. De même que les Sirènes peuvent être vues comme une reconfiguration des Muses iliadiques, ou le héros Ulysse comme une radicale recomposition d’Achille, dans un récit dont le protagoniste, maître en déguisements et mensonges, se caractérise à la fois par la mêtis et le refus de l’immortalité divine, et où les figures féminines jouent un rôle crucial, ainsi que les scènes d’hospitalité, l’Odyssée est un texte second, et en partie parodique, par rapport à l’Iliade, dominée par les scènes de combat, notamment les duels, et dont le protagoniste Achille se caractérise par la fougue, le menos [24]. Le matériau formulaire et thématique, dans les deux épopées, est évidemment analogue, mais la manière dont il est, dans chaque cas, monté – démonté – remonté est différente : l’Odyssée, qui explicite régulièrement des effets de feintise et de fiction qu’une critique traditionnelle aurait à tort des difficultés à qualifier d’épique, montre plutôt un processus de démontage et remontage, que de simple montage, même si l’on sait bien que l’Iliade elle-même résulte d’une longue tradition. Comme les discours et récits d’Ulysse, l’Odyssée est rusée, plus que véridique, et sa composition même, empreinte de réflexivité, et donc souvent aussi dialogique que celle d’un roman moderne ou contemporain, à la cohérence trop fluide ou tendue pour une philologie classique. La question est cruciale dans les passages les plus problématiques du point de vue de la composition générale, comme dans les zones transitoires entre la Télémachie et la focalisation sur Ulysse (chants IV-VII), et entre les récits d’Ulysse aux Phéaciens et son retour à Ithaque (chants XIII-XV), conjoint avec le retour de Télémaque, quand le père et le fils se retrouvent chez Eumée, tard dans l’épopée, au chant XVI.

 

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[20] Voir B. Fenik, Typical Battle Scenes in the Iliad, Wiesbaden, Franz Steiner, Hermes-Einzelschr. 21, 1968, et C. Niens, Struktur und Dynamik in der Kampfszenen der Ilias, Heidelberg, Groos, 1987.
[21] Voir M. Briand, « Stratégies discursives et jeux d'identité dans le chant IV de l'Odyssée », dans Télémaque et l'Odyssée, sous la direction de P. Sauzeau et J.C. Turpin, PU Montpellier III, 1998, pp. 27-55, et « Hospitalités paradoxales : les jeux du rite et de la parole dans les chants III et IV de l’Odyssée », Gaia 14, 2011, pp. 85-102.
[22] S. Reece, The Stranger’s Welcome, Oral theory and the Aesthetics of the Homeric Hospitality Scene, Ann Arbor, Michigan University Press, 1993.
[23] Sur ce rapport entre culture populaire contemporaine et épopée archaïque, on peut penser à Fl. Dupont, Homère et Dallas. Introduction à une critique anthropologique, [Hachette, 1991], Kimé, 2005, ou encore, à propos des littératures contemporaines de l’imaginaire, qui réinvestissent en les reformulant, recomposant et recontextualisant, peut-être pourrait-on dire démontant et remontant, des matériaux antiques ou médiévaux, M. Bost-Fievet et S. Provini (dir.), L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain. Fantasy, science-fiction, fantastique, Paris, Classiques Garnier, 2014.
[24] P. Pucci, Ulysse polutropos. Lectures intertextuelles de l’Iliade et de l’Odyssée, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1995 (trad. de Odysseus Polutropos. Intertextual Readings in the Odyssey and in the Iliad, Ithaca - New York, Cornell University Press), et « Les Sirènes : lire, et sa malédiction », dans Les sirènes ou le savoir périlleux. D’Homère au XXIe siècle, sous la direction d’H. Vial, Rennes, PUR, 2014, pp. 21-29. Sur l’ambiguïté de la parole odysséenne, celle d’Ulysse comme celle de l’Odyssée, véritable pharmakon, voir S. Perceau, « La pharmacie d’Homère dans l’Odyssée : les Sirènes et l’ambivalence du chant poétique », Ibid., pp. 31-50.