Vanité, l’attente entre l’objet et la figure
- Alain Tapié
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Fig. 15. Anomyme, Vanité à la chouette,
début XVIIe s.
Le message subsiste dans ces tableaux mais il est donné au second degré. L’attention du spectateur attiré par le formalisme ne retiendra de la Vanité que le contenu intellectuel, voire poétique, et non plus moral. Lorsqu’elle sort de son cadre, la peinture cesse d’être religieuse parce qu’elle se place au-dessus du sujet. Elle n’est plus ce miroir métaphysique qui interroge le vide, la conscience, l’au-delà, mais un miroir irréel qui produit l’illusion du vrai. Sauf dans certains trompe-l’œil mécaniques, la scène représentée fourmille de détails imaginaires, d’associations jamais vues dans la réalité. En cela, la peinture illusionniste est la fille du symbolisme religieux.
Non contents de créer l’illusion, les peintres s’emploient à en casser les effets. Ils déchirent la toile, la trouent et font apparaître le support et nous disent ainsi que la peinture comme équivalent de la réalité est la suprême des vanités. « Quelle Vanité que la peinture qui attire l’admiration pour la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux » [6]. La célèbre phrase de Pascal ne dénonce pas la peinture mais l’obsession de la ressemblance. Elle paraît bien s’adresser aux peintres de l’illusion qui ont tenté de faire une vérité de la virtuosité et simultanément se sont gardés du péché d’orgueil en introduisant dans leur art la dérision sous la forme d’une mise en abîme car l’illusion se détruit avec la présence des instruments du peintre (palette, pinceaux et fioles), avec les vaines citations de dessins ou de statuettes, avec le déchirement de la toile jusqu’à sa pauvre mise à nu. Le vrai message de ces artistes n’est-il pas d’attirer notre attention sur le paradoxe de leurs conditions ?
La personnification, accompagnée de ses attributs, constitue le mode de représentation symbolique généralement employé dans la sphère latine et la Contre-réforme ; au contraire les écoles du Nord, imprégnées de la méfiance protestante à l’égard de la figure humaine, vont faire de l’emblème, de l’ex-voto et du trophée les clefs de leur langage symbolique. Ces signes hiéroglyphiques marqués par la rigueur géométrique et la codification se verront progressivement envahis par la vérité anatomique et par les enchaînements formels de la peinture jusqu’à perdre leur signification et devenir effet de décor. Néanmoins beaucoup de tableaux conservent en filigrane les formes originelles que sont le blason, l’icône, le hiéroglyphe, l’emblème, dans toutes ces compositions ; le concept ou l’idée se traduisent par des signes visuels codifiés par une pratique de l’emblème qui remonte au Moyen Age. « Le monde est un alphabet » [7] ; dans le grand livre de la nature sont déposés les signes et les secrets de l’univers : tout signe épelle une partie du grand alphabet [8]. Depuis la renaissance, le tableau est devenu un microcosme du monde, une sorte de blason anatomique, un espace ouvert où, à l’initiative du peintre ou du commanditaire, « un certain nombre de signes s’accumulent et s’entassent sur le mode de la litanie » [9]. C’est le rôle du spectateur, du contemplateur de retrouver un ordre, un sens, en recomposant la syntaxe. Tout ce que l’on appelle aujourd’hui nature morte symbolique a pour fondement cet alphabet dont chaque objet représente une idée.
Issu de la littérature et de l’illustration morale, l’emblème conserve dans la peinture un statut intermédiaire entre le texte et l’image, même si la figuration d’un ou plusieurs objets naturels, placés dans un environnement, un lieu qui détermine la fonction de médiation ou d’offrande, se prête à la réalisation de petits tableaux destinés à la dévotion privée. La composition tripartite de l’emblème : une figure encadrée par deux textes est, dans la Vanité à la chouette (fig. 15), librement interprétée. Dans une niche votive, quatre objets sont juxtaposés comme les hiéroglyphes d’un message à décrypter. La chouette repose sur le crâne. Oiseau de nuit, elle annonce la mort mais rappelle aussi que songer aux fins dernières est la suprême sagesse. La bougie éteinte évoque le temps qui passe et, la mouche sur le crâne, la putréfaction de la chair. Gravée dans le mur l’invitation à méditer, « Cogita mori », est volontairement recouverte par la citation de l’Ecriture : « Finis coronat opus ». La pensée négative de la mort est sublimée par l’annonce que la vie de bien est couronnée par la vie éternelle. De même l’inscription commente le sens de l’épigramme « Cogita Mori » ; la chouette domine les emblèmes de la mort et suggère la veille et la sagesse des livres des ténèbres.
L’acuité précise de la facture, que met en valeur un éclairage renforçant les détails, augmente encore le caractère figé et inquiétant de cette image.
La pensée de Sénèque, largement diffusée dans les Pays-Bas grâce au livre de Lipsius, son commentateur calviniste, ne requiert plus le buste emblématique pour se manifester. Elle se découvre dans le paysage symbolique et se reconstruit au travers de signes judicieusement posés, au milieu de l’effervescence de la nature rédemptrice : « essayer d’être modéré, penser aux fins dernières, sauver la nature » (Lucain). Avec Sénèque, Lipsius pense que le salut consiste à prendre la nature comme modèle. Comme Dieu, la nature est dotée de la raison qui permet de trouver l’harmonie, ainsi les œuvres de Withoos (fig. 16), loin de convier au désespoir sont un hymne à la nature et à la sagesse que l’on obtient par le renoncement au savoir inutile et aux passions animales.
Le Christ enfant endormi associe le réveil de l’enfant au processus de la rédemption. Dans le calme et la pureté de la ligne du corps, les affects et les tourments se sont absentés. Le sommeil fait pour le rêve laisse présager la rédemption. Le glissement progressif vers l’image de la mort en rend l’idée supportable malgré l’insupportable écart puisqu’elle n’appartient pas à l’enfance mais à la vieillesse. Dans ce court circuit, le Temps de la vie supprimé par l’anticipation ne peut s’admettre que dans la perspective d’un au-delà.
L’Italie avec Le Christ enfant endormi et les Flandres avec le Putto au crâne ont usé de l’association contre nature de la destinée et de l’enfant, et les versions qu’ont données Francesco Albani ou Guido Reni de l’Enfant Jésus allongé ou endormi sur la croix ne laissent pas penser qu’il a pu s’agir d’une simple diversion naturaliste. La démarche est bien plus conceptuelle ; elle consiste à transformer en emblème chrétien les éléments de l’iconographie païenne. Ici, le Cupidon rencontré cher à Ovide devient l’Enfant Jésus. Le baiser de la philosophie profane à la philosophie sacrée (Seznec) fait de notre Cupidon pudiquement endormi un porte parabole de l’Amour Divin. Pour autant, le naturel osé de la tradition antique n’a pas disparu : l’enfant allongé ou assis commodément, comme pour mieux assurer son sommeil, le livre de la Sagesse et le crâne spontanément adopté en guise de coussins confèrent à la pose la fraîcheur d’une fable ovidienne.
On a coutume de faire remonter les origines du thème de la Vanité à l’iconographie de saint Jérôme (fig. 16a ). Biographe de saint Paul et saint Antoine, puis narrateur de sa propre existence, il s’offre comme la figure emblématique de l’ermite, ivre de Dieu, retiré dans la solitude du désert (« j’y installai ma prière et l’ergastule de ma misérable chair »). Il est par sa traduction de la Bible l’intercesseur privilégié du texte sacré, le directeur de conscience. Il est celui qui veut joindre à la pensée chrétienne l’éternelle beauté des formes classiques de la culture païenne, en somme comme un portrait, un exemple, un autre visage possible de l’humanité du Christ. Les ordres mendiants en font au Moyen Age un memento mori, miroir de la sagesse, miroir de la pénitence. Entre la retraite de l’étude et celle de l’ascèse et de la prière, entre les images et les pensées surgies des traditions formelles et spirituelles, saint Jérôme en effet formule par sa vie et son œuvre, par les métaphores qu’elles produisent, la synthèse la plus complète de la destinée humaine, saisie par l’espérance de la Rédemption. La dévotion à saint Jérôme serait alors à l’origine des méditations sur les vanités du monde parce qu’elle est le lieu du rassemblement des données poétiques, philosophiques et spirituelles héritées de la tradition antique et fondues dans l’unité du message chrétien.
Les innombrables représentations du saint tant au Nord qu’au Sud de l’Europe en font à la fois un enjeu théologique et stylistique. Réforme protestante et réforme catholique, dès l’établissement des frontières communément admises pour leur aire d’expression, redoublent de concurrence pour s’approprier l’image du saint et sa philosophie, au demeurant suffisamment riche et complexe pour satisfaire l’ensemble des exigences spirituelles et plastiques. Aux écoles du Nord, le jeu des attributs, le décor naturaliste, au sein desquels la figure fait parfois une apparition discrète, aux écoles du Sud, le théâtre militant de l’expression des affects, analysant l’héroïsme douloureux de la foi et du renoncement incarné. Mesurer la densité de la figure à celle des objets permet alors de comprendre des options stylistiques a priori contraires entre les deux religions, mais bien souvent nourries d’influences réciproques. Nous en voulons pour exemple la peinture flamande, nordique et catholique, espace privilégié de toutes les synthèses.
Le christianisme de saint Jérôme, sa volonté de consolider la religion et de mieux adhérer à la sagesse du Christ en se donnant lui-même comme exemple et comme intercesseur, c’est là un projet qui avait été ressaisi par Erasme et transmis à l’Eglise espagnole dès le XVe siècle, elle aussi avide de réforme et de purification.
Le phénomène allégorique, comme toujours, enrichit le sens de ces ambiguïtés ; au-delà d’un portrait mondain se profile l’image de la Madeleine (fig. 17). Ses bijoux sont déjà posés, le vase à onguent apparaît derrière le miroir, la fleur d’oranger, symbole de virginité, qu’elle semble retirer de sa chevelure nous porte vers le sentiment d’un état de jeunesse parvenu à son terme, à moins qu’elle n’évoque par ce geste le verset de Job (14,2) « Pareil à la fleur, il [l’homme] éclot puis se fane […] ». Dans l’exhortation de Marthe à Marie-Madeleine, Caravage n’avait-il pas déjà associé le miroir à la fleur d’oranger ? L’image du miroir reflète une réalité passagère, fragile et soumise à la corruption d’une vie brève. Le peintre interrompt notre interrogation sur la valeur suprême de la beauté sans se résoudre à suggérer qu’elle est la plus grande des vanités.
Dans la sphère de la morale inspirée de la Réforme protestante, la laïcisation des modèles qui portent le message de vanité fait prendre aux figures choisies par les peintres des chemins détournés entre portrait, composition d’objets, scène d’intérieur ou de genre, parfois paysage, qui permettent au contemplateur de temporiser avec la réception du sens moral qui in fine constitue le but du tableau. Ce processus qui donne le plus de réalité possible à l’image est l’apanage des rembranesques, vrais spécialistes du tableau philosophique comme le rappelle Jacques Foucart [10]. Il cite avec bonheur les thèmes qui dans une approche possible contrebalance le cogito mori de peur ou d’abandon et s’éloigne du sacro-saint Jérôme : l’homo bulla, le sage et le savant, et du côté féminin, dans le sillage de Marie Madeleine, la toilette, le port des bijoux.
[6] Pascal, Pensées, 37, éd. M. Le Guern, Paris, Folio, « Folio classique », 2004.
[7] C. Duret, Thrésor des langues, 1613.
[8] G. Mathieu-Castellani, Emblèmes de la mort. Le dialogue de l’Image et du texte, Paris, Nizet, 1989, p. 10.
[9] Ibid., p. 36.
[10] J. Foucart, « Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle », dans Méditations sur la richesse, le dénuement et la rédemption, op. cit., p. 63.