Vanité, l’attente entre l’objet et la figure
- Alain Tapié
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Fig. 2. J. de Gheyn, Vanitas, 1603
Fig. 3. J. D. de Heem, Vanité au livre, v. 1628
Fig. 4. S. Luttichuys, Coin d’atelier de peintre, 1646
Les exhortations stoïciennes illustrées par certaines mosaïques encore conservées à Pompéi où l’on voit le crâne comme support d’une balance entre la richesse et la pauvreté relève déjà de cet art de mémoire, qui se poursuit pour notre sujet aux XVe et XVIe siècles au revers de certains retables flamands dus à Rogier van der Weyden, Jean Mabuse et Barthel Bruyn. La devotio moderna de l’écrivain mystique allemand Thomas A Kempis (env. 1380-1471) offre à la conscience de nouveaux fondements : « Au dernier jour, on ne vous demandera pas ce que vous aurez su, mais ce que vous aurez fait » ; « En jugeant les autres un homme œuvre en vain ; il se trompe souvent et tombe facilement dans le péché ; mais en se jugeant lui-même il œuvre toujours à bon escient ». Le passage sur terre éphémère s’enrichit dans la préparation à la vie éternelle des expériences accumulées au milieu de la nature et des hommes. Le milieu flamand se fera dès la fin du XVIe siècle le creuset où s’inventent ces nouveaux supports de méditation. Dans ces lieux votifs, fictifs ou virtuels, les objets symboliques peuvent s’enfoncer dans l’infiniment obscur, au point que parfois seule la lumière en révèle la composition ou la décomposition. Ils peuvent au contraire être projetés dans le regard du contemplateur par une sidérante précision anatomique qui fixe l’attention et la mémoire. L’esthétique de Calvin portera au plus haut point les termes de cette double perception.
Anvers produit au début du XVIIe siècle des Vanités sous le pinceau de Jacob de Gheyn dont un bel exemplaire peint en 1603 subsiste (fig. 2). On y voit un crâne en forme de visage de la mort sur lequel plane la bulle du monde dans son éphémère perfection. Le maniérisme flamand sait depuis longtemps mettre en image la varietas de la nature grâce aux hiéroglyphes de la mirabilia et de la description jusqu’au microcosme de la naturalia fleurs, insectes, fruits, coquillages, les peintres qui s’en emparent tels que Georg Flegel dans la première décennie du XVIIe siècle expriment dans l’esprit de la Vanitas que la connaissance n’est véritable que si elle est relative à l’intention qui l’a conduite.
Après Anvers, dont l’influence philosophique, esthétique et technique ne cessera de se faire sentir sur la peinture hollandaise, il revient au milieu des peintres de Leyde de porter haut le thème de la Vanité. L’université fondée en 1575 au sein de son activité théologique met en valeur les principes d’un humanisme réformé : analyse des textes sacrés, transmission des valeurs morales, expérience dans la connaissance du vivant. Les tableaux qui avec détachement et parfois esprit de renoncement évoquent cette vita activa en présentent les instruments emblématiques, livres, mesures du temps, attributs des arts, traités, dans un monochrome austère qui fait la part belle à la lumière creusant l’infini.
Les peintres animés de cette disposition d’esprit furent l’anversois Jan Davidsz de Heem (Utrecht 1606-Anvers 1684), le jeune Rembrandt Harmenszoon van Rijn (Leyde 1606-Amsterdam, 1669), David Bailly (Leyde 1584-id. 1657), Pieter van Steenwijck (actif à Leyde et La Haye, 1630-1654), mais aussi Gerrit Dou (Leyde 1613-1675) et ses suiveurs pour une exploitation spirituelle de petites figures nichées dans leur grotte consacrées à saint Jérôme et à Marie-Madeleine. Une certaine idée de la perfection régnait dans ce milieu. Le sentiment de la Vanité du savoir s’accompagnait d’une virtuosité technique qui allait jusqu’à gommer toutes traces de gestes et de pinceau. Dans le rayonnement de l’esprit de Leyde, les peintres de Haarlem, Pieter Claesz (Burgsteinfurt 1598-Haarlem 1661) Willem Claesz Heda (Haarlem 1593/94-id. 1680/82) Jan Vermeulen (actif à Haarlem de 1638 à 1674), Vincent Laurensz van de Vinne (Haarlem 1629-id. 1702) adoptent dans leurs compositions des schémas plus complexes qui mettent en jeu la vibration et la suspension (fig. 3). Ils intègrent la représentation d’objets manufacturés liés à la culture et à l’activité locale, orfèvrerie, verrerie, qui dénote un trait d’esprit équivalent à celui que l’on retrouvera au Sud dans l’esthétique baroque. A Amsterdam, où l’effet de laïcisation de la composition moralisée s’accentue, fleurs, pièces d’orfèvrerie et coquillages atteignent une dimension décorative dont la délectation ferait presque oublier l’intention initiale qui est la mise en garde. Les acteurs de ce théâtre de la grande création artisanale sont Jacob Marrell (Frankenthal 1614-Frankfurt 1681), Anthony Claesz (Amsterdam 1592-vers 1635) et Simon Luttichuys (Londres 1610-Amsterdam 1661) (fig. 4).
Sur ce marché de la méditation, apparaissent en contrepoint mais dans une même filiation spirituelle, les artistes du milieu franco-flamand protégés par l’Abbaye de St. Germain des Près à Paris. Les artistes sont Simon Renard de Saint-André (Paris 1613/14-id. 1677), Madeleine Boulogne (Paris 1646-id. 1710), Sébastien Stosskopf (Strasbourg 1597-Idstein, près de Wiesbaden, 1657), Jacques Linard (Troyes 1597-Paris 1645) (fig. 5). Les uns jouent de la duplicité des symboles dans une apposition silencieuse autour du thème des cinq sens. Les autres tissent des liens parfois bavards, presque ludiques, entre le temps et le plaisir.
Dire que ces tableaux de la sphère nordique appartiennent au genre des natures mortes serait réducteur et ne saurait restituer leurs fonctions morales et spirituelles. Le souffle de la vie s’immisce partout même lorsqu’il est le dernier et qu’il s’éteint dans les orbites des crânes, dans les pages fatiguées des livres, dans la béance des fleurs à maturité, dans la transparence des volumes, dans l’effet de suspension qui circule entre les objets. Il faudrait à cette appellation marchande qui désignait au XVIIe siècle les tables de gibier et les corbeilles de fruits le beau spirituel et stoïcien Stilleven ou le mot français de Vie coye au sens où la vie tranquille est le programme et la fin du tableau.
« Dans la fécondité de l’art » – l’expression est d’André Chastel –, l’horreur des fins dernières projetée par le memento mori au Nord et par la danse macabre au Sud, s’est vue dépassée par de nouvelles données spirituelles qui ont provoqué de nouvelles inventions dans la manière, dans la conception du temps où la destinée de l’homme est conduite dans une double temporalité. « Par le visage de la mort dans cette double temporalité, l’une conduite par l’au-delà rêvé, l’autre par le sentiment d’un vide absolu, par l’exercice qu’elle procure à la mémoire sensible, l’image de la destinée, c’est là toute sa modernité et son actualité, regarde vers l’invisible, le mémorable et l’immémoriel. Elle donne à voir ce qui manque. L’image de la destinée tient aujourd’hui son rôle grâce à ce qui subsiste du dispositif temporel et de l’art de mémoire forgés au XVIIe siècle qui tous deux permettent aux modes du présent de dominer le passé et le futur entre mémoire et attente. Elle répond dans ces attendus plastiques à l’énoncé de saint Augustin dans ses Confessions « Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur » [2].
Le crâne dans sa fonction emblématique, dans son isolement symbolique, dans sa position de contrepoint à l’objet ou à la figure représente le passage de la mort à la résurrection, l’abandon de l’enveloppe charnelle. Il est objet d’une observation fondée sur la vérité anatomique, moteur d’une connaissance de l’homme et de la nature, un miroir, une transition de la destinée. Il est sujet d’une vision chargée d’affects et de sensations mêlés, miroir et transition vers le divin. On reconnaîtra aisément les deux courants religieux qui s’opposent dans ces visages du crâne. Le crâne fait, dans la distance avec la figure et les objets, la mesure d’un espace en réduction, niche ou grotte, mais aussi d’une temporalité en extension par cette sensation donnée de l’instant fragile, immobile, sans certitude d’éternité.
Aux côtés des choses naturelles de la vie coye et des compositions symboliques d’objets, que l’on finira par appeler Vanités, car on sait et on sent par les motifs invoqués qu’elles traitent de ce thème, se déploient dans la sphère de la Contre-réforme en Italie, en Flandres et en Espagne, sur le marché de la spiritualité, de nombreuses effigies de Saints exemplaires, Marie-Madeleine, Jérôme, François, qui engendrent un grand nombre de portraits allégoriques d’hommes et de femmes (fig. 6). Ils touchent à l’idéal parce qu’ils manifestent dans leur expression comme dans leur environnement allégorique une conscience de la relativité du Temps et des biens et des solitudes terrestres. Sans rien avoir perdu de leur condition, ils amorcent le chemin qui, de dépouillement en détachement, les conduit vers la Rédemption. Leur force de conviction tient à l’impressionnante vitalité qui les habite et à ces tourments parfois intériorisés qui ne les ont pas quittés. Ces figures de Saints ou ces représentations allégoriques du Temps, de la Vérité, de la Mélancolie, de la Pensée occupent dans un jeu de balancier entre le singulier et l’universel l’espace commun à la Réforme et à la Contre-réforme qui va de la vie active à la vie contemplative.
[2] Voir saint Augustin, Les Confessions, XI.