Vanité, l’attente entre l’objet et la figure
- Alain Tapié
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Fig. 12. V. L. van der Vinne, Vanité
à la couronne royale
, ap. 1649

Fig. 13. P. van Steenwijck, Vanité, v. 1650

Fig. 14. C. Gysbrechts, Les Attributs
du peintre
, 1665

Le pouvoir, les richesses

 

Entre la vita contemplativa et la vita voluptaria, la vita activa implique dans la vie humaine la recherche de la possession des biens terrestres et du pouvoir dont l’accumulation est un trait de vanité. Les représentations qui s’attachent à son évocation sont animées d’un fort sentiment de contradiction, comme l’évocation de la vie contemplative qui oscille entre la notion de vanité du Savoir et l’accès à la Sagesse par l’étude. Ici, la contradiction est plus marquée, elle se traduit par une tension intérieure dans le tableau. Les symboles de Pouvoir et de Richesse s’amoncellent sur un coin de table comme rassemblés avant leur inéluctable disparition, comme si l’appel de la Sagesse et le désir de Rédemption des péchés suggéraient d’anticiper l’effet destructeur du temps en jetant au rebut ce qui de la vie terrestre est éphémère (fig. 12). Ainsi mal traités, ces objets conservent de façon contradictoire toutes leurs séductions. N’illustrent-ils pas ce qu’il y a de plus achevé et de plus raffiné dans le savoir-faire humain ? Les pièces d’orfèvrerie que l’on voit représentées sont les plus beaux exemples de l’artisanat des Pays-Bas. Les fleurs montrent les extraordinaires progrès de la science botanique à travers l’hybridation et l’acclimatation d’espèces exotiques, même si la tulipomanie dans les premières décennies du siècle conduisait à des dépenses déraisonnables pour acquérir un bulbe, une espèce dont la durée de vie serait inévitablement très courte. La collection obsessionnelle de coquillages est venue remplacer celle des fleurs, elle donne lieu aux mêmes excès, pour autant elle illustre de façon éclatante la recherche de la beauté naturelle. Bien qu’ils restent le plus souvent porteurs d’un message moral, les tableaux qui traitent de la vanité, du pouvoir et des richesses sont l’objet d’une virtuosité picturale. L’imitation de la nature y trouve son plus haut degré d’achèvement. Le peintre se libère progressivement de l’emprise intellectuelle des emblèmes pour s’adonner à de riches compositions dans lesquelles la Création humaine magnifiée (il faudrait aussi évoquer les tissus, la lutherie, la joaillerie) tend à faire du tableau un espace de séduction et de décoration. Dans ce tournant du siècle, les artistes se détachent des préoccupations religieuses et s’inscrivent toujours plus dans un processus économique que favorise l’organisation en corporation et la vitalité de la commande bourgeoise, ainsi les préoccupations morales passent au second plan même si elles ne sont pas abandonnées. Dès lors il apparaît normal que les avertissements inscrits dans les œuvres concernent désormais le Pouvoir et la Richesse.

 

Le vain savoir

 

Livres et instruments dominent l’iconographie des compositions symboliques d’objets exécutées à Leyde entre 1620 et 1650 (fig. 13). Ils supplantent momentanément les bouquets de fleurs, emblèmes favoris des peintres qui associaient si bien l’intention spirituelle et l’intérêt pour la vérité et l’exactitude des choses naturelles. Leyde représente avec son Université le temple du Savoir, centre de la Spiritualité calviniste, de la production littéraire et de l’élaboration de ces fameux livres d’emblèmes qui continuent depuis le XVIe siècle à nourrir l’inspiration religieuse et plastique des peintres, centre enfin des sciences exactes que sont l’anatomie, la botanique, l’astronomie, etc.

Les activités autour du Savoir se développent dans une société laborieuse mais peu fortunée. L’édition, l’illustration et la peinture se partagent une clientèle de lettrés, d’artisans et de commerçants qui ont à cœur de posséder chacun quelques tableaux, gages de leur intérêt pour la connaissance et de leur goût pour la méditation. Les peintres forment une sorte de corporation qui devient officielle en 1648 ; leur production est soumise à des normes de qualité. On doit à ce cadre de travail particulièrement homogène l’unité stylistique et thématique qui caractérise le milieu leydois. La domination des valeurs monochromes, le rôle central de la lumière, la simplicité et la sévérité des compositions réalisées à partir d’objets chargés de significations sont autant à mettre au compte des conditions socio-économiques que de la rigueur spirituelle. Cependant, loin d’être froids et abstraits, les tableaux monochromes de Leyde sont empreints d’une grande sensibilité issue de cet art consommé de la lumière, d’un sentiment de fugacité. Le sens imprègne l’apparence et place les symboles en arrière-plan. La lumière absorbe les contours et adoucit la dureté anatomique de chaque objet. La qualité de la réflexion intellectuelle et spirituelle qui se développe à Leyde conduit naturellement les peintres à en suggérer la vanité lorsqu’il s’agit d’en apprécier le rôle et l’influence sur l’existence humaine, la vie morale et quotidienne, les évènements politiques. C’est le signe suprême de la sagesse que de mesurer la valeur relative du Savoir. Mais pas plus que les savants, les peintres ne se laissent envahir par un sentiment de fatalité. Ils prônent la double nécessité du détachement et de l’étude, celle-ci, en effet, stimule la vertu, permet de connaître le bien et le mal afin de se détourner du péché. Les vertus stoïciennes de la persévérance et de la tranquillité de l’âme sont à la fois le moyen et la récompense d’une vie bien menée. Les termes de « vie coye », de la vie tranquille (stilleven) ne caractérisent pas un genre, ils traduisent l’aspiration spirituelle de ces tableaux. Le sens de ces œuvres de dévotion prend toujours appui sur l’emblématique que chacun est plus ou moins censé connaître. Ainsi dans son Iconologie, Ripa exprime l’assiduité par une pile de trois livres. Les allusions au temps qui passe, sablier, bougies, chandelles, sont généralement accompagnées des livres et des instruments d’écriture, car ceux-ci libèrent de l’angoisse de la mort. Dans son livre d’emblèmes édité en 1611, G. Rollenhagen illustre l’idée que la mort n’a plus de pouvoir sur la connaissance : si, au commencement de sa vie, l’homme est influencé par le hasard de la fortune, symbolisé par la bulle de savon, l’exercice de la connaissance et des arts libéraux l’élève au-dessus de ceux qui vivent pour atteindre les biens terrestres.

 

La vanité de la peinture

 

Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, certains artistes du Nord se sont ingéniés à pousser le sens de l’imitation jusqu’à ses ultimes conséquences. Ils ont, grâce à leur savoir-faire naturaliste et leurs bonnes connaissances de l’anatomie, réussi à donner aux objets qu’ils peignaient le sentiment tactile de la réalité, créant ainsi l’illusion du vrai. Cette peinture qu’il faut qualifier d’illusionniste ira parfois jusqu’à abuser l’œil, c’est pourquoi on lui donna au XIXe siècle le nom de « trompe-l’œil ». Trois niveaux de perception sont ainsi mis en jeu : le naturalisme des natures mortes de l’Ecole de Leyde devient illusion lorsque le regard complice du spectateur contemple une image plus vraie que le vrai (Gysbrechts, fig. 14), et l’illusion se fait trompe-l’œil (Le Motte) lorsque le regard est surpris, trompé, abusé.

Le vocabulaire de l’illusion figure déjà dans la peinture flamande et italienne du XVe siècle. Au-delà de la vérité naturelle des objets, certains éléments accrochent directement l’attention du spectateur, ils émergent de la surface et font une sorte de clin d’œil, ce sont des petits cartels chiffonnés, déchirés, ou bien une fleur, un motif décoratif qui se poursuit sur le cadre. L’idée des artistes est de casser le plan du mur par une trouée en saillie ou en creux. La recherche obsessionnelle de la troisième dimension abolit la limite entre la réalité et la fiction. L’architecture joue un grand rôle puisqu’elle fournit par les procédés de perspective, les moyens techniques de la réalisation. Elle favorise le passage entre le lieu réel (le mur de la maison) et le lieu fictif (l’étagère ou la niche). Dans la peinture illusionniste, les tableaux de chevalet se présentent comme un théâtre d’objets, ceux-ci prolifèrent et donnent l’impression de s’évader du lieu. C’est en effet la nature morte qui, avec le motif architectural, convient le mieux à l’illusionnisme. L’amoncellement désordonné des objets dans le champ relativement étroit d’une niche et d’un fond sombre facilite le travail des peintres sur le volume. L’emploi général du monochrome rehaussé localement de couleurs vives évite les risques de disfonctionnement de l’illusion.

 

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