Trois pommes et un triptyque
ou le détournement du sens dans
des vanités contemporaines

- Lilian Pestre de Almeida
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Fig. 7. P. R. Visscher, Sinnepoppen, 1614

La marafona prend, chez Paula Rego, un sens tout à fait particulier. L’artiste décrit successivement, dans son interview, les trois toiles [12], les lisant successivement du point de vue chronologique : celle de droite, celle de gauche et celle du centre :

 

      Sempre tive vontade de fazer uma Vanitas (…)
      Sobretudo no quadro da direita, o primeiro que fiz: a caveira (que é a morte), a música (viola) e o tempo (relógio), tinha tudo no atelier. Pus também a cobra, a tentação, mas é mais superficial. Comprei a foice e disse "Lila, agora vais fingir que és a morte". Ela finge, finge, mas a morte está ao pé dela e depois leva tudo. É menos evidente o grupinho no meio: a morte, o macaco da mulher do Rochester da Jane Eyre, e uma boneca portuguesa, a marafona. A minha prima mandou-ma e achei extraordinária a figura de uma mulher, uma camponesa, feita numa cruz. Mostra bem o sofrimento, todo ali atadinho e contido. Nem cara tem! É a mulher que trabalha muito, que tem muitos filhos ou abortos, que sofre. A Lila estava tão furiosa que até me assustava! Mudei-lhe a cara mas, no entanto, está a segurar a foice para ver se dá cabo daquilo tudo.
      Os troféus da Morte, que ela quer que não existam. Pelo menos, que não estejam ali a incomodá-la tanto. Compra-se o tafetá e põe-se a mesa. Em cima, põem-se várias coisas. Ali [no quadro da esquerda], a Lila sucumbiu ao álcool, o menino também está alcoolizado (é o menino prostituto do Estoril que usei noutro quadro), e a figura da morte como flores. A Lila está muito caída, a dormir. Triste.
      O primeiro [quadro, o da direita], é a força e intenção absoluta. O segundo [o da esquerda], é triste. Depois [no centro], ela tapa tudo, põe tudo atrás da cortina e, assim, consegue viver. Mas sabe que lá atrás existe a morte, os macacos, a doença, o álcool. A vida é mais importante do que a morte, apesar de a morte acabar com tudo. Bem... não acaba com tudo, porque cá ficam para sempre os tesouros de Calouste Gulbenkian e isso é mais forte do que a morte
 [13].

 

La lecture que fait Paula Rego de son triptyque est assez étrange mais révélatrice. En premier lieu, sa lecture n’est ni intellectuelle ni esthétique. Ensuite, le tableau de droite est le premier. Elle ajoute à la mort (la faux), le singe de la femme de Mr. Rochester de Jane Eyre et la poupée portugaise, qu’elle interprète comme le symbole même de la servitude et de la douleur féminines. Son modèle féminin – toujours le même, Lila – est furieux et avec sa faux, voudrait tout éliminer. Enfin, le tableau de gauche montre Lila sous l’effet de l’alcool (le modèle se confond avec le personnage), l’enfant est un garçon prostitué de l’Estoril et la Mort apparaît avec des fleurs. Lila est triste et oublie la mort grâce à l’alcool. Au centre, la femme revient, car elle a jeté derrière le rideau tout ce qui la tourmentait (la mort, les singes, la maladie, l’alcool). Sans qu’il y ait un lien logique avec ce qui précède, Paula Rego fait le saut et finit par affirmer que l’art est plus fort que la Mort.

La qualité picturale du triptyque n’a rien à voir ni avec la lecture fortement idéologique que l’artiste en fait, ni avec le conte d’Almeida Faria, ni même avec la figure de Calouste Gulbenkian en tant que collectionneur. Dans les emblèmes de Ripa, on figurait souvent la Peinture sous les traits d’une femme un bâillon sur la bouche et les masques de la Tragédie et de la Comédie pendus à son cou. Cela voulait dire que la Peinture peint les passions sans avoir besoin de mots. Cela signifie sans doute aussi que rares sont les peintres capables de parler de la signification de leur œuvre.

 

En guise de conclusion ouverte

 

Une vanité qui se voit à peine dans un film à grand public, une vanité archi-redondante mais dont le sens paraît très problématique : c’était notre corpus.

Dans le premier exemple, les trois pommes sont un message chiffré, selon l’expression de Stendhal, « to the happy few », ceux qui savent lire. L’amour de Robin et de Marian contredit le message « canonique » de la Vanitas vanitatum, tourné vers un au-delà religieux ou divin. Le message est détourné vers un au-delà de l’amour passion qui, au fond, met une créature humaine à la place du Créateur. Subversion donc et renversement de sens, car les vanités classiques créent souvent une tension chez le spectateur qui doit choisir le Monde ou la Rédemption. Dans le récit filmique de Richard Lester, la nonne, qui a défroqué et ne s’en repend guère, choisit l’amour, l’absolu de l’Amour. Contre l’éphémère, elle parie pour l’éternité de l’union dans la Mort. Le cryptage du sens est dans l’articulation des trois pommes vertes du début, pourries à la fin, sur le rebord d’une fenêtre. La citation, fort discrète, renvoie de toute évidence au pictural avec détournement du sens.

Dans le triptyque de Paula Rego, la redondance s’impose avec les objets traditionnels des vanités classiques (horloge, crâne, faux, instrument de musique etc.). Mais cette vanité ne débouche pas non plus sur un appel au divin, plutôt sur l’apparition d’une femme « inquiétante ». Une sorte d’Erinye forte, sans pitié, les bras croisés, capable sinon de châtier, du moins de jeter derrière le rideau tout ce qui la gênerait. Et elle nous regarde, nous, les spectateurs.

Enfin, le rapport entre texte-source et sa transposition picturale est nettement problématique. Le conte d’Almeida Faria est un récit à trappes et à substitutions multiples, avec un centre obscur qui est tour à tour une Vanitas et une ekphrasis exaltant la Tempérance que l’homme doit pratiquer pour ne pas dépenser ce qu’il n’a pas (cf. le dicton populaire hollandais) et, en même temps, suggérant la tentation secrète de la démesure. Mais la démesure entraîne – on ne le sait que trop – le châtiment des dieux… Le mors est une autre forme, allusive, pour évoquer la Mort.

Lorsque Paula Rego affirme dans son interview qu’elle s’est fondée, pour peindre son triptyque, sur la nouvelle d’Almeida Faria, elle surprend le lecteur et le spectateur : en fait elle revient, dans ses trois toiles, à ses obsessions personnelles et propose un récit tout à fait autre, où une Femme toute-puissante occupe la place de la Mort et la défie au nom de la vie et de l’art (fig. 7).

 

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[12] Interview à Paula Lobo, Diário de Notícias, Lisboa, 12 janvier 2007.
[13] Nous ajoutons notre traduction du texte de l’interview :
« J’ai toujours eu l’envie de faire une Vanitas (…)
Dans le tableau de droite, le premier peint : un crâne (qui est la mort), la musique (la viole) et le temps (l’horloge), j’avais tous ces objets dans l’atelier. J’ai mis également le serpent, la tentation, mais c’est plus superficiel. J’ai acheté la faux et j’ai dit à Lila [son modèle] : « tu feindras la mort ». Elle feint, feint encore, mais la mort est à côté et emporte tout. Le petit groupe au milieu est moins évident : la mort, le singe de la femme de Rochester de Jane Eyre, et une poupée portugaise, la « marafona ». Une cousine me l’a envoyée et j’ai trouvé extraordinaire cette figure de femme, une paysanne, faite à partir d’une croix. Ca montre bien la souffrance, tout y est. Elle n’a même pas de visage ! C’est la femme qui travaille sans cesse, qui fait beaucoup d’enfants ou d’avortements, qui souffre. Lila était tellement furieuse qu’elle faisait peur ! J’ai changé son visage mais elle tient la faux désirant tout détruire.
Les trophées de la mort, elle voudrait qu’ils n’existent pas. Du moins, qu’ils ne soient pas là, à la gêner. on achète le taffetas et on met la table. Au-dessus, on dispose plusieurs objets. Là [dans la toile de gauche], Lila a succombé á l’alcool, le garçon est lui aussi alcoolisé (c’est un garçon prostitué de l’Estoril que j’ai représenté dans une autre toile), et la figure de la mort avec des fleurs. Lila renversée s’endort. Triste.

La première toile [celle de droite] c’est la force et l’intention absolues. La seconde [celle de gauche] c’est la tristesse. Ensuite, [dans la toile du centre], Lila cache tout, rejette tout derrière le rideau et, ainsi, peut vivre. Mais elle sait que derrière le rideau il y a la mort, les singes, la maladie, l’alcool. Oui…elle n’achève pas tout, car il nous reste les trésors de Calouste Gulbenkian et cela est plus fort que la mort ».