Trois pommes et un triptyque
ou le détournement du sens dans
des vanités contemporaines

- Lilian Pestre de Almeida
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Fig. 5. P. Rego, Vanitas (triptyque), 2006

Fig. 6. P. Rego, Vanitas (panneau de droite), 2006

A la fin de son conte, Almeida Faria revient à Torrentius ; nous traduisons son texte en français :

 

      Il y a des descriptions de quelques-uns de ses tableaux, bien que, malgré le nombre des substantifs et des adjectifs et tout l’arsenal des dictionnaires, les mots ne nous rendent jamais ce que dans un instant la pensée reçoit d’une image. Ce Torrentius aurait été rose-croix, parjure et débauché, un Saint Jean-Baptiste du Marquis de Sade, accusé et poursuivi, emprisonné, torturé et détruit par le puritanisme calviniste. Nature morte avec une bride, son seul tableau connu ou qui a survécu, probable allégorie de la Tempérance, de l’aurea mediocritas et du contrôle des instincts – tout ce qui lui a manqué dans sa vie – est à Amsterdam au Rijksmuseum. Y a-t-il un lien occulte entre la vie tourmentée de Torrentius et les événements qui m’ont amené à la présence de l’ancien propriétaire de cette maison ? Quelqu’un, en plus de moi, l’a-t-il vu au troisième étage ? (…)
      Les astres auront-ils envoyé le reconstructeur de cette maison rien que pour me faire méditer sur la vanitas inhérente à tout art ? Si au moins la série de mes dessins pourrait s’équilibrer entre la juste mesure des maîtres – la bride de van der Beeck – et la liberté sans limites, la pensée sans bâillon, la bride abattue, la démesure ! Mais je ne suis pas sûr de tout cela et je désespère même de mon titre…

 

De ce passage, nous comprenons que tout art est vanitas pour le narrateur, les dessins remplaçant ici le récit ou la poésie. Les dessins (première étape pour peindre une toile) représentent l’ébauche d’un récit. Nous sommes devant la problématique du rapport du créateur à son œuvre (collection, peinture ou conte) et Torrentius, celui qui a enfreint l’interdit, nous apprend qu’il faut savoir peser et négocier entre la liberté sans limites et la mesure. Tenir la bride haute ou lâcher la bride ? Peindre ou écrire en se contenant, la bride haute, ou créer comme un cavalier sauvage court, bride abattue ?

La bride placée en haut de la nature morte de Torrentius signifie qu’il faut savoir se contenir comme on contient un cheval, mélanger les deux liquides contenus dans les deux jarres (quels liquides en fait ? [5]), pour atteindre l’harmonie et la mesure de la musique en clé de sol : le texte du chant religieux contient la phrase en hollandais « Wat buten maat bestaat, int onmaats q[w]aat vergaat ». C’est un vieux dicton hollandais: « Attention à ce que tu dépenses pour ne pas dépenser plus que ce tu as » [6].

Mais il se peut encore qu’il y ait, dans la toile de Torrentius, un autre jeu de mots caché : la bride a encore un autre nom, le mors avec les rênes. Or « mors » [7] (du latin morsus, la morsure) est la pièce métallique fixée à la bride et passée dans la bouche du cheval sur les barres, qui permet de le conduire [8]. Le mot morsus est proche du latin mors, mortis, la Mort. Les dents de l’ogre, Saturne/Cronos ou Chronos, sont là pour dévorer les créatures humaines. Pour un peintre qui a traduit son nom hollandais (Beeck) en latin (Torrentius), c’est une manière de dire indirectement que ce mors annonce la mort, ou bien qu’il protège de la Mort (celle de la condamnation éternelle) dans un schéma de double inversion, bien connu et longuement décrit par les anthropologues [9]. Revenons aux questions précédentes : faut-il créer en pensant, ou non, à la Mort ?

Eduardo Lourenço définit le conte d’Almeida Faria comme une anti vanitas. Ne peut-on y voir plutôt une ante vanitas ?Autrement dit : un texte en deçà et au-delà d’une vanitas, ou, mieux encore, un modèle à substitutions (texte pour peinture), créé à partir de jeux de mots dans une langue étrangère (le latin), tout en empruntant la voie/voix de la musique et de la parole anonyme de l’oralité traditionnelle (le proverbe mis en musique).

 

La vanitas de Paula Rego

 

Regardons maintenant ce que l’artiste Paula Rego fait de ce récit, supposé être la source première de son triptyque intitulé Vanitas (fig. 5).

Paula Rego parle volontiers de son travail et de ses toiles. Nous connaissons bon nombre de ses interviews. On éprouve parfois un sentiment de malaise devant ces textes. Lorsqu’il s’agit de technique, le commentaire de Paula Rego est d’une précision étourdissante. Lorsqu’il s’agit du sens de ce qu’elle peint, ses commentaires paraissent, souvent, surprenants, inattendus. Ainsi, lorsque ses dessins ou ses toiles prennent leur point de départ dans un récit fort connu, comme Jane Eyre ou O crime do Padre Amaro de Eça de Queiroz, le lecteur est étonné de constater ce qu’elle retire de ces récits. Il lui arrive même de créer de nouveaux personnages pour « corriger » le texte qui l’inspire. Paula Rego ne fait presque jamais une illustration d’un récit, mais une sorte de discours parallèle le plus souvent sur la condition féminine avec les personnages du récit-source.

L’interview très récente, publiée juste avant l’inauguration de la « Casa das Histórias », est révélatrice : lorsqu’il s’agit d’œuvres littéraires, il vaut mieux, affirme-t-elle, « entrar lá dentro e mudar as coisas um bocadinho ». Littéralement : « Il vaut mieux y entrer et changer un peu les choses ». C’est ce qu’elle fait avec O Padre Amaro : « Pus lá o anjo vingador para vingar a Amélia, que bem precisa de ser vingada  ». Littéralement : « J’y ai mis l’ange vengeur pour venger Amélia, car elle a besoin d’être vengée » [10]. Sa lecture est donc fortement individuelle et passionnelle. Parallèlement, dans une série religieuse sur Marie de Nazareth, à la scène canonique du Christ dans le Jardin des Oliviers, elle en substitue une autre intitulée L’Agonie de la Vierge [11]. Son attitude, dans ce cas, correspond à celle des Evangiles non canoniques ou de la Légende dorée.

En découvrant le triptyque Vanitas, la première réaction du spectateur consiste à penser que Paula Rego emprunte des personnages à la fête mexicaine des morts (fig. 6). Cette première réaction se révèle fausse, car ce qui semblait une poupée de la fête mexicaine des Morts est en fait une poupée paysanne portugaise, appelée Marafona. Le mot existe dans le portugais parlé au Brésil, au sens de « femme de mauvaise vie ». Consultant des ouvrages d’anthropologie, il faut comprendre que le sens courant au Brésil correspond à une édulcoration/simplification d’une poupée traditionnelle liée à des rites de fertilité. Il convient de faire un petit détour par l’analyse des anthropologues.

La marafona ou matrafona, typique de l’Alentejo, est une poupée artisanale, sans yeux, sans bouche, sans nez ni oreilles, aux couleurs voyantes. Elle est construite à partir d’une croix revêtue de toile rembourrée. Le mot est d’origine arabe et veut dire « femme trompeuse », parfois aussi « prostituée » ou « femme de mauvaise vie ». Les marafonas font partie de la fête traditionnelle des croix, célébrée le 3 mai ou le dimanche suivant cette date. Pendant la fête, les filles à marier dansent avec ces poupées. Après la fête, les marafonas sont placées au-dessous des lits pour éviter la foudre et le mauvais œil. Le jour du mariage, elles sont encore mises sous le lit de l’épouse pour apporter la fertilité au nouveau couple, mais comme elles n’ont ni yeux, ni oreilles ni bouche, elles ne voient, n’entendent, ne racontent rien de ce qui se passe au-dessus.

 

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[5] Les deux jarres opaques créent un autre mystère. Dans la représentation traditionnelle de la vertu de la Tempérance, une femme mélange l’eau au vin (voir Louis Réau, Iconographie de l’art chrétien, Paris, PUF, 1955). La Tempérance est la vertu qui modère les appétits et les passions. C’est également la sobriété dans l’usage des aliments et de la boisson, l’économie, la parcimonie. C’est grâce au geste de mélanger l’eau au vin que s’exprime concrètement toute une gamme de connotations matérielles et morales. Le spectateur ne sait pas ce que contiennent les deux jarres et le verre de cristal, dans la toile de Torrentius, fonctionne comme un miroir.
[6] On y retrouve le même attrait des dictons populaires qui apparaissent dans la peinture d’un Bosch. Pour la traduction du dicton hollandais, je remercie Pedro Cardoso Ramos.
[7] « Attribut de la Tempérance. SOURCES. On le rencontre dans des miniatures de MSS., dès le XIIe s. (J. Philippe, L’Evangéliaire de Notger et la chronique de l’art mosan, Bruxelles, 1956, p. 29) et jusqu’au XVe s. (Mâle, I, p. 334 et fig. 155). On le retrouve chez Valeriano, XLVIII, s. v. "De fraeno, Temperantia" et chez Ripa s. v. "Temperanza" » (G. de Tervarent, Attributs et symboles dans l’art profane. Genève, Droz, 1997, p. 327). La référence à Emile Mâle est L’Art religieux de la fin du moyen âge en France, Paris, Armand Colin, 1908.
[8] Cf. l’expression familière, « prendre le mors aux dents »: en parlant du cheval, s’emporter ; se mettre subitement en colère.
[9] L’origine même de cette iconographie est dans un livre d’emblèmes hollandais du XVIIe siècle, le Sinnepoppen van Roemer Visscher, publié à Amsterdam en 1614. Nous en reparlerons.
[10] Le texte de Eça de Queiros est un grand classique de la littérature portugaise. Il raconte l’histoire d’un jeune prêtre qui séduit, aime et abandonne la jeune Amélia, qui meurt à la fin du récit alors que son amant l’a lâchement reniée. La diégèse rappelle fortement La Faute de l’abbé Mouret d’Emile Zola.
[11] Voir la série créée pour la chapelle du Palais de Belém sur Marie de Nazareth. Dans le musée de Cascais, trois toiles de la même série, qui font partie de la collection personnelle de Paula Rego, s’intitulent : La Visitation, L’Agonie dans le jardin, La Dormition. Celle-ci révèle l’influence, fort nette, du Caravage.