Trois pommes et un triptyque
ou le détournement du sens dans
des vanités contemporaines
- Lilian Pestre de Almeida
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Fig. 1. R. Lester, La Rose et la Flèche, 1976
Comme point de départ pour une réflexion sur les « vanités » contemporaines, nous proposons deux exemples : l’un d’un peintre femme, Paula Rego, articulant un genre pictural à un court récit fictionnel sur un grand collectionneur d’art, Calouste Gulbenkian ; l’autre tiré d’un film américain à grand succès, où l’image finale n’a cependant pas été reconnue comme une « Vanitas » par la critique cinématographique. Or sans cette reconnaissance, l’un des axes de signification du récit filmique s’estompe.
De l’allusion au déploiement d’une machine rhétorique, la Vanité en tant que genre classique se perpétue de nos jours, sous la forme d’une référence discrète ou bien revendiquée comme telle. Elle est cependant toujours détournée de son sens canonique. Allusive ou redondante, la « vanité » contemporaine mérite que l’on explore ses stratégies, sens et contresens.
Il serait aisé de trouver des « vanités » chez Buñuel ou chez les réalisateurs expressionnistes allemands. Mais considérons une allusion discrète dans un film de cape et épée, médiéval, destiné à un large public.
Le cinéaste américain, Richard Lester réalise en 1976 un film d’aventures, avec une distribution étincelante, sur un couple d’amants vieillis, Robin and Marian (La Rose et la Flèche). De retour de la croisade, Robin Hood (Sean Connery), accompagné de son fidèle ami Little John (Nicol Williamson), rentre en Angleterre après la mort du roi Richard Cœur de Lion (Richard Harris), présenté par ailleurs comme un sadique fou. Les héros, ayant perdu toutes leurs illusions, sont fatigués. La croisade a été une boucherie sans fin. Ils rentrent chez eux et retrouvent, dans la forêt magique de Nottingham, de vieux compagnons, dont le père Tuck (Ronnie Barker). Robin s’enquiert alors de Marian (Audrey Hepburn, après une absence de neuf ans des écrans) : elle est maintenant la Supérieure d’un couvent de femmes et semble avoir oublié sa vie passée. Robin et Marian se retrouvent. Après quelques hésitations, Marian défroque et recompose le couple mythique d’amants de leur jeunesse.
Le film mêle deux trames narratives, le récit d’aventures dans une nouvelle version de Robin Hood et ses compagnons dans la forêt, en lutte contre la tyrannie et le récit d’un amour courtois qui reprend, en filigrane, l’histoire de Tristan et Yseult. Autrement dit : l’amour passion qui vit d’obstacles et s’exalte dans la mort.
Robin vainc le Shérif (Robert Shaw) dans un combat singulier et conquiert la liberté pour tous les habitants de la forêt. Le héros, gravement blessé, est soigné par Marion qui a revêtu son habit de nonne. Couché dans une cellule du couvent, il veut croire encore qu’ils pourront tous les deux reprendre leur vie dans la forêt. Marian, elle, sait que l’éclat d’une telle journée ne sera plus possible et que l’avenir ne peut être que déchéance. Elle boit et donne à boire à son amant non pas un filtre, mais un poison. Elle avoue à Robin ce qu’elle vient de faire et il acquiesce. Robin, dans un dernier effort, tire une flèche à travers la fenêtre vers le soleil : là où elle tombera, Robin et Marian seront ensevelis ensemble par les soins de Little John. Sur le rebord nu de la fenêtre, trois pommes pourrissent. C’est la dernière image du film.
Ce dernier plan (fig. 1) nous invite à revenir en arrière vers la première scène du film : sur le rebord d’une fenêtre, ouverte sur le ciel, trois pommes vertes étaient disposées (figs. 2 et 3). Là est la référence discrète à une vanitas. L’articulation entre la première et la dernière scène du film est évidente : elle constitue un discours sous-jacent sur la fugacité de la vie et le vieillissement inéluctable des choses et des êtres. La moralité de la vanitas y est, bien entendu, détournée. Il ne s’agit pas de penser à tout ce qui est transitoire et de se préparer à la mort. D’ailleurs, Marian le dit explicitement à Robin : « je t’aime plus que Dieu ». La rencontre des amants au sommet de leurs retrouvailles, comme un moment unique où ils semblent reconquérir la joie et l’énergie de vivre d’antan, n’a pas d’avenir. Ils meurent ensemble et sont liés à jamais dans la Mort. Le spectateur a devant ses yeux une vanité qui est en réalité une anti-vanité. Seule l’enveloppe concrète perdure : le pourrissement des fruits, mais avec l’inversion du sens.
En septembre 2009, a été inauguré à Cascais, près de Lisbonne, un musée dédié à l’œuvre de Paula Rego. Il a pour nom « Casa das histórias », la Maison des contes. Car Paula Rego peint des récits depuis longtemps. Ce peintre femme construit depuis les années 50, date de son arrivée à Londres, une œuvre de plus en plus importante. Elle s’enracine dans les images de l’inconscient, met en scène les jeux et les terreurs enfantines, illustre l’oralité traditionnelle (celle des chansons et des comptines portugaises ou anglaises), reprend et métamorphose des thèmes picturaux classiques (« Le Songe de Joseph » ou la « Vie de la Vierge »), dialogue avec des récits religieux (les Evangiles) ou littéraires de son pays ou d’ailleurs (Eça de Queiroz, Jane Eyre, Alice, La Celestina, etc.). Elle commente aussi des événements de son pays natal (le referendum sur l’avortement) et exprime surtout sa révolte contre l’oppression vécue par les femmes.
Ce second exemple d’une vanité contemporaine peut paraître, d’une certaine manière, tout à fait redondant, bien que, lui aussi, soit passablement ambigu. Le triptyque de Paula Rego expose des objets typiques du genre (faux, horloge, crâne, instrument de musique etc.) et il s’appelle Vanitas [1] : il a été peint, d’après l’artiste, à partir d’un conte de l’écrivain portugais Almeida Faria. Le récit en question et la reproduction des toiles furent publiés en un volume sous le titre Duas vanitas (2007), avec une introduction d’Eduardo Lourenço [2], par la Fondation Calouste Gulbenkian, de Lisbonne.