La catastrophe mimétique :
Claesz, Pascal, Deleuze
- Olivier Leplatre
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Le peintre moral désire ainsi que son œuvre échappe à notre obsession du divertissement auquel au contraire s’adonne d’ordinaire la peinture quand elle s’arrête, narcissiquement, à jouir de son pouvoir. Mû par ce souci, il réalise le ressaisissement libératoire de la peinture par elle-même. Il envoûte et conjointement détache notre regard de la grâce flatteuse des apparences ; il nous recentre au point « indivisible » de la vérité, s’il l’on parle de nouveau comme Pascal. La peinture de vanité ne méprise donc pas notre admiration, elle l’utilise comme le moyen pour nous faire approcher le discours de la vérité et nous permettre de tourner les yeux avec sagesse contre notre premier éblouissement. Ce qui rend une toile de vanité admirable est alors justement ce qu’elle violente et ruine : sa façon incomparable de nous subjuguer avec une somptueuse tulipe, un citron étincelant et même un beau crâne. Le peintre ramène hommes et choses à leur simple réalité, à leur existence friable ou inaccessible. Le monde revenu, comme d’un songe, à son insignifiance stupéfiante est le monde luxueux et déchu de la vanité : admirables fleurs piquetées, admirables fruits amollis de pourriture, admirables crânes décharnés et hideux où l’orgueil humain mesure au reflet la véritable étendue de sa vulnérabilité. La peinture de vanité exagère elle aussi, comme toute peinture, notre attraction pour les biens dérisoires ; elle aménage toutefois ce formidable trompe-l’œil pour mieux abattre notre désir ; il suffit d’une aile de mouche, d’un pétale fané, de la peau d’un fruit taché.
Telle est l’action dialectique du piège phénoménal. Le peintre suit dans ses moindres détails les choses du monde, il les magnifie avec le souci scrupuleux de restituer au plus près la peau lisse d’une poire, les arabesques d’une fumée de pipe, le miroitement argenté d’un poisson. Son art se hisse à la perfection de la représentation mimétique au point de la dépasser et de charmer le réel. Il procède ensuite de l’autre mouvement de la vanité, moral cette fois : il pratique la réduction ontologique ; il assourdit finalement la présence et il ne nous met plus qu’en contact avec son dehors et ses aspects.
Que fait un peintre de vanité ? Il nettoie sa toile ou essuie son panneau de bois. C’est là son opération de peinture : il passe la main sur le monde illusoire, brillant et coloré qu’il a fait naître, il le balaie de son coup de pinceau. Il soustrait du champ du visible cela même qu’il a ostensiblement suscité. Il barre le regard comme, dans un tableau du protestant Sébastien Bonnecroy (fig. 4), le suggère spectaculairement le couteau croisant la canne du peintre qui paraît interdire l’accès à la figuration. Encore : le peintre de vanité rature ; il commence à passer au noir. La peinture tombe alors dans les interstices ténébreux d’une mâchoire ou les cavités d’un crâne, elle est piquetée d’ombres aux points de moisissure des fruits et des fleurs. « Je n’ai créé mon Œuvre que par élimination » écrivait Mallarmé à Eugène Lefèbure le 27 mai 1867. Le peintre de vanité ne montre rien d’autre que ce que dit le poète : l’accomplissement de la perte de l’objet sans laquelle point d’art [12].
Cependant cette destruction de la peinture n’aboutit jamais bien entendu, y compris dans les tableaux de vanité les plus ascétiques, au néant absolu de la peinture. Le message de la toile demande la présence visuelle de la toile, fût-ce pour servir de seuil à l’invisible, quel qu’il soit, ou permettre l’irruption au visible des signaux de la mort.
A partir de ce travail, s’organise une reconfiguration profonde des termes de la mimésis dans l’histoire de la peinture. La vanité pourrait être ainsi envisagée comme l’un des espaces de la peinture où la question de la mimésis s’est totalement rejouée et où s’est déployée la perspective d’une autre histoire des formes respectueuse des innombrables variations de la dissemblance. La déstabilisation mimétique est le projet de la vanité puisqu’elle mène l’attaque contre le monde sensible et la traduit par une crise de la représentation. La peinture décrit la frange d’éphémère que comporte toute réalité : cette zone où l’existence, au bord d’elle-même, manifeste sa plus vive intensité au moment d’être happée par le vide. Le peintre retient une énergie tragique capable de dégager la puissance d’altération des formes ; il cueille l’occasion d’une sorte de Satori funèbre illuminant de présence ce qui est justement en cours d’absence.
Cette volonté entraîne la redéfinition complète du fait pictural, rouvert à l’informe [13]. La peinture de vanité, encore une fois, y contribue plus qu’aucun autre genre puisqu’elle décline l’agonie des choses et obtient leur redéfinition visuelle. Elle explore la jouissance de l’altération qu’elle n’éprouve pas seulement comme dégradation mais aussi comme émergence, comme relance d’autres virtualités. Déformant les formes, elle sait ainsi rendre visibles les forces qui les animent et elle les fait œuvrer à la relève et la surprise de l’invu.
Le tableau de Pieter Claesz expose le mouvement de l’éphémère. La boule et la table qui partagent leurs objets selon des régimes plastiques très différents, ou bien encore le verre du rœmer qui remodèle, à sa manière, le reflet de la fenêtre, ces divers subjectiles diffractent la vision. Ils défont l’immobilité des substances. Claesz ne fige aucune certitude aspectuelle, il invite au contraire son spectateur à être sensible aux passages et aux changements de points de vue qu’ils induisent, c’est-à-dire aux bouleversements pathétiques provoqués par le transitoire. D’une certaine façon, Claesz filme le devenir, il esquisse cet effritement des choses dans l’image, comprise comme capture de forces et recouvrement de la matière sur elle-même, dont la photographie ensuite et le cinéma surtout pourront confirmer l’intuition. On trouverait dans ZOO de Peter Greenaway ou dans Still-life de Sam Taylor-Wood, par exemple, des occurrences de cette image tombée, filmable à l’ère de la reproductibilité technique. Le défilé de la pellicule s’y accorde avec le rythme des chutes (dessèchements, pourrissements, pulvérulences…) à une vitesse éprouvée par le spectateur comme une rapidité effroyablement lente.
Si tout naît en peinture d’une catastrophe pour Gilles Deleuze, alors la peinture de vanité accueille ces prémisses de la représentation et elle en formule directement le symptôme : « Nécessité de la catastrophe dans l’acte de peindre pour que quelque chose en sorte », explique Deleuze à propos de Cézanne dans son cours du 31 mars 1981. La peinture de vanité enregistre la catastrophe anthropologique, morale et métaphysique qui résonne de la Chute, la toute première catastrophe ; mais elle œuvre au resurgissement par décomposition et recomposition de ce que cette catastrophe engendre.
Dans cet autre tableau de Pieter Claesz (fig. 5), le pouvoir s’effondre, comme par l’effet d’un minuscule glissement de terrain, d’un discret ravinement provoqué par l’angle de la table et du livre. Les objets qui se rattachent à lui dégringolent de leur hauteur, de l’empilement déjà mal ordonné : ils choient, s’écoulent, s’égrènent. « On va comprendre », déclare Deleuze dans son cours de mars 1981, « pourquoi la peinture est nécessairement un déluge ». Chez Claesz, les plans tombent, les formes s’agglomèrent et se massifient pendant que les couleurs s’embourbent. Le tableau recueille le chaos, il l’incorpore et brasse de nouveau sa matière à partir de son magma. Le verre qui tombe – une des principales signatures iconiques de Claesz – se rêvera ici comme le contenant intarissable de la peinture : là d’où vient la pâte liquide de l’artiste, la transparence poussée jusqu’aux irisations de la couleur. Le verre est, au centre du tableau, sa source, arrondie en forme d’œil mais peut-être un œil coupé libérant son humeur, dans laquelle le pinceau puise et dont le contenu souple se déverse en tâches d’huile, vomies et répandues ensuite par le peintre sur son support. Mais pour que le tableau se fasse, il aura d’abord fallu que le verre soit renversé, que la composition commence par se déséquilibrer [14].
[12] J.-Cl. Rolland, Les Yeux de l’âme, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 2010, p. 24.
[13] « Le "fait pictural", c’est la forme "déformée" » (Gilles Deleuze, cours du 7 avril 1981).
[14] Claudel cité par Deleuze : « Une composition c’est toujours un ensemble, une structure mais en train de se déséquilibrer ou en train de se désagréger » (31 mars 1981).