La catastrophe mimétique :
Claesz, Pascal, Deleuze
- Olivier Leplatre
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Une table se présente à nos yeux (fig. 1) ; elle est chargée d’objets qu’une main a placés là dans un désordre apparent. Lampe à huile, noix, montre, rœmer, livre, matériel d’écriture, violon… ont été empruntés à l’existence ordinaire. Certains (la plume, le violon) sont aussi les instruments de l’art. Le peintre a pris soin de reproduire ces objets dans leurs moindres détails, jusqu’aux merveilleux plis en volutes du ruban de soie bleue, aux arêtes accidentées de la coquille de noix ou aux dentelles de la feuille usée d’avoir été manipulée (figs. 1a et 1b ).
Rien n’échappe à l’œil du peintre et à son souci de restituer fidèlement ces pièces du quotidien : tension des cordes, effrangement varié de la plume, arrondi modulé du bois qui attrape par ses innombrables nuances la gamme de la clarté, dessins raffinés du verre renversé, architecture complexe des rouages de la petite montre... Sur le moindre élément, le pinceau a déposé une touche lumineuse : zone vernissée, diaprure nacrée, reflet de la fenêtre éclairée… Chaque réalité profite d’un éclat qui accroche ensemble matière et lumière. Le peintre a accordé aux objets, qui brillent de désir, le signe d’une élection particulière ; fétiches du regard pictural, ils témoignent du bonheur de peindre et appellent notre attention.
S’il avait vu ce tableau, Pascal en aurait sans doute constaté la réussite au moins parce qu’il aurait validé l’idée qu’il se fait de l’art étrangement fascinant des peintres : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! » [2]. En qualifiant la peinture d’« admirable vanité », Pascal prend acte d’abord de la remarquable faculté du peintre à transmuer la prose du monde au point de troubler pour notre regard les hiérarchies et les valeurs. L’artiste détient en effet le secret de convertir en objets admirables des choses banales, voire triviales, sur lesquelles nous ne portons peut-être qu’à peine les yeux. Une noix ? Qu’est-ce qu’une noix à moitié ouverte ? Reste d’un repas, entamée puis délaissée par notre caprice, elle appartient à ce qui ne nous intéresse déjà plus ; elle gît, inerte, absente à la signification. Mais comment entre-t-elle ainsi dans un tableau, que peut-elle bien avoir à y faire ?
Toutes ces choses dont nous avons l’usage, prélevées à l’ordinaire de l’existence, au fonds plus ou moins médiocre de notre réalité nous donnent éventuellement du plaisir mais elles devraient ne nous plonger dans aucune contemplation particulière. Pourquoi cette noix abandonnée par le désir revient-elle en image tenter de nous séduire et nous faire oublier que nous n’y pensions sans doute plus ? Le peintre nous arrête, il nous oblige à revenir à l’objet ; il déchire la coque, offre à l’appétit de notre regard l’entrebâillement de la chair. Par cette fente ou cette échancrure découpée par un pinceau dans l’épaisseur d’une toile, nous nous sentons attirés ; un miracle, presque scandaleux, a lieu, et il nous échappe.
A rebours de la théorie platonicienne quand elle accuse la dégradation mimétique du réel en tableau – et quoiqu’avec des conclusions identiques –, Pascal s’étonne du pouvoir, presque diabolique, du peintre si habile à nous attirer par des imitations qui ne touchent jamais au réel sans lui ajouter artificiellement un surcroît d’intérêt et d’intensité. Ce qui est peut, grâce au sortilège esthétique, se développer en leurre magnifique. Tel est le piège de la peinture dont le danger ne vient pas de ce qu’elle décalque le monde ou le reflète au miroir, mais de ce qu’elle le fait miroiter et qu’elle fascine, en l’éblouissant, notre regard.
La toile filtre le réel ou elle se dépose sur les objets comme une pellicule sensuelle, un vernis qui érotise notre concentration. Cette volupté amène Pascal à distinguer dans l’entreprise du peintre deux niveaux complémentaires, deux fonctions qui permettent de mieux mesurer son pouvoir et certainement son risque. Opère dans le geste pictural une intention à la fois de suppléance et de supplément. De suppléance, car le peintre ne reproduit pas quelque chose, transitivement ; du moins, cette question ne revient pas chez Pascal selon le paradigme théorique classique de la peinture. Pascal ne dit pas que la peinture serait vaine en raison de son processus mimétique ; elle est vaine parce qu’elle éveille et capture nos sens, parce qu’elle ajoute des affects dans notre relation au monde : elle la complique de désirs et complique nos désirs. Plus qu’une substitution par identification, la peinture engage pour Pascal le phénomène d’une reproduction sensiblement augmentée ; cette plus-value d’incarnation, cette mystérieuse cosmétique nous abusent et intensifient douteusement notre propre corporéité à travers la chair de nos yeux.
La mimésis n’est pas énoncée par Pascal afin d’être dénoncée en soi. Elle est critiquée dans la mesure où l’événement de la représentation change l’opinion que nous avons sur le représenté. La substance charnelle des signes et leur puissance d’influence sur nos impressions sont en jeu ; l’effet de la mimésis (la force de son emprise), toujours plus ou moins incontrôlable, est le sujet inquiétant de l’analyse de Pascal. Ce dernier conclut que la peinture est admirable en ce qu’elle restitue les éléments du monde et inverse notre première sensation : elle invente notre admiration en affolant notre désir. De manière analogue, au théâtre, le dramaturge est dangereux parce qu’il réussit, au moyen de ses « grâces trompeuses », comme le lui reproche Bossuet, à attiser les émotions et donc pour Nicole, à corrompre les cœurs, « sans qu’on s’en aperçoive » [3] par un travail souterrain – la modernité dirait « inconscient » – des émotions.
Dans son tableau (fig. 1 ), Pieter Claesz peint l’assomption de la mimésis ; il rend manifeste au plus haut point son efficace. Sa toile n’est pas seulement une image peinte ; elle met en scène une représentation du peindre, elle explore la genèse du miracle-mirage propre à l’art. Parmi tous les objets disposés là, figure à gauche une boule (fig. 2). Elle réfléchit en abîme l’atelier : le peintre s’y reproduit à son chevalet, face à des motifs qui en même temps se trouvent devant nous. Comme l’écrit Victor Stoichita dans L’Instauration du tableau, « l’image que le peintre est en train de peindre est le tableau lui-même. L’"endroit" est le tableau que nous contemplons ; c’est une image qui intègre son "envers" » [4]. Pour le dire autrement, Claesz réalise un tableau qui décline, en deux séquences temporelles à la fois décomposées et intriquées, le processus de transformation magique, la transsubstantiation du réel en tableau.
Sur la boule ou en elle, Claesz dépose l’origine référentielle du tableau (une partie de la table qu’il peint) ; et il saisit l’action en cours de la peinture. Devant nous (fig. 1 ), le tableau livre le résultat du processus. A gauche donc, gelés sur la surface du verre, les objets (le violon, la plume, la montre…) appartiennent à la « réalité ». Mais pour le peintre, comme le suggèrent les déformations anamorphotiques de la boule, ces mêmes objets sont encore en gestation, avant que la main de l’art ne les apprête et ne les restitue de manière définitivement reconnaissable, bien qu’en les métamorphosant. Ainsi à droite, sur le plateau de bois comme sur un autel profane qui ressemble déjà au support du tableau, le spectateur est invité à voir la reformulation de la « réalité » que le peintre a obtenue en rectifiant son motif, en le faisant renaître. On peut apercevoir l’artiste œuvrant dans son atelier à la réussite de son œuvre : il est présent, penché sur l’acte de peindre au sein de son tableau achevé ; il est entré tout entier dans le microcosme de la boule et nous fait assister à l’opération alchimique de la peinture. Le spectateur est autorisé à croire que la boule s’est étirée en table pour accoucher des objets, mieux adaptés ainsi à la surface plane du tableau où ils reprennent vie. La plume, la noix, l’étui sont désormais prêts pour le visible, mieux : ils viennent le réenchanter. Le peintre les a rendus admirables, plus beaux que leurs originaux, quoique parfaitement ressemblants.
[1] On trouvera sur le site de l’Université Paris 8 les cours de Gilles Deleuze tenus à Nanterre entre 1980 et 1984.
[2] Pascal, Pensées, 37, éd. M. Le Guern, Paris, Folio, « Folio classique », 2004. Pour une analyse de cette pensée, je me permets de renvoyer à mon étude Admirables vanités, parue dans les Varia 3 de la revue Textimage ; cet article en est la reprise et le prolongement.
[3] P. Nicole, Traité de la comédie, §18, 1667 ; Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, dans Ch. Urbain et E. Levesque, L’Eglise et le théâtre, Paris, Grasset, 1930, pp. 180-181.
[4] V. I. Stoichita, L’Instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes, Genève, Droz, rééd. « Titre courant », 1999, p. 301.