Le pasticciaccio pasolinien : de la présence
du
texte poétique dans les dialogues de films
à leur analyse poétique
- Cécile Sorin
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Quatre années plus tard, Pasolini revient au pastiche et au roman de Gadda [16], épaulé par la méthode du cercle herméneutique développée par Léo Spitzer. Pasolini distingue quatre modalités d'emprunts linguistiques dont trois relèvent clairement du pastiche. La première consiste en un usage des dialectes reposant sur une posture mimétique de l'auteur s'abaissant au niveau linguistique de ses personnages [17], cette posture étant celle de Pasolini dialoguiste [18], alors que dans la seconde modalité d'appropriation linguistique, l'auteur est contaminé dans sa nature par ce truchement linguistique systématique. La dernière est marquée par un usage des dialectes purement littéraires, macaronesque. Cette dernière notion, très présente dans les écrits théoriques et critiques de Pasolini, permet d'inscrire ces jeux linguistiques dans une histoire et une tradition littéraire séculaire polyphonique et ironique. En effet, le macaronesque, forme littéraire de la Renaissance typique du Nord de l'Italie, puise ses racines dans les parodies moyenâgeuses. Il repose sur le trilinguisme [19], jouant sur les interactions stylistiques et diachroniques entre les langages.
Le pasticciaccio est décrit dans un premier temps comme la cohabitation du langage littéraire, expression de l’auteur, et de la langue parlée populaire portée par les personnages, il recourt à la mimésis pour imiter, emprunter les langages d'autrui. De tradition macaronesque, il peut assumer une fonction subversive. De la rencontre entre ces deux langues émerge du politique par la mise en contraste des groupes sociaux auxquels Pasolini les associe. La langue littéraire et uniformisée des élites, du pouvoir et du fascisme s’opposerait ainsi aux dialectes régionaux et populaires des paysans et des ouvriers. Il y aurait donc deux strates dans le pasticciaccio.
La première concernerait la confrontation du langage littéraire et de la langue parlée. La deuxième strate recouvrirait le mélange linguistique opérant par le biais de la mimésis, l’imitation des langages effectuée par l’auteur.
L’approfondissement du discours indirect libre permet à Pasolini d’éclaircir a posteriori les processus d’imitation déjà à l’œuvre dans le pastiche. Le principe même de la mimésis s’accompagne pour Pasolini d’une distance entre l’auteur et son personnage, car pour que le personnage puisse prêter sa langue à l'auteur, il faut logiquement que celle-ci ne soit pas la même [20].
Sous le couvert du dialogue, le personnage s’exprime, mais aussi le groupe social auquel cette langue le rattache, ainsi que l’auteur et le jugement qu’il porte sur son personnage [21]. Telle est la mimésis maudite pratiquée par Dante à l'encontre de Vanni Fucci [22]. Ce seigneur déchu devenu brigand a gardé une aisance linguistique issue de ses origines sociales élevées, mais il se complaît lui-même à marquer sa déchéance par un emploi souligné d’expressions populaires. Pour Pasolini, Dante affirme, dans la nature même du discours du personnage, à la fois son parcours social et la conscience que le personnage a de sa propre déchéance. La mimésis porte le jugement moral de Dante sur ce personnage [23], tout en étant mise en abyme puisque Vanni Fucci imite les parlers populaires, les adopte volontairement. Les discours directs pratiquant cette mimésis abritent donc bien une dimension clairement polyphonique et profondément hétérogène puisqu'y cohabitent différents locuteurs, différentes strates de sens, se parant ainsi, au grand dam de la linguistique, des vertus du discours indirect libre.
Le pasticciaccio mis en œuvre dans les dialogues joue donc sur plusieurs dimensions. Polyphonique, intertextuel, métalinguistique, il procède de la mimésis, assure l'ancrage social et territorial des personnages et peut assumer une fonction réflexive. Il s'agit à présent de se pencher sur ce que produisent les dialogues comme éléments de langages dans le film et par là même d'arriver à les analyser non pas simplement dans leur fonction narrative, mais aussi dans leur capacité à susciter un effet poétique au sens où pouvait l'entendre Pasolini.
Les citations de poèmes constituent dans un premier temps un moyen d'affirmer l'intertextualité des dialogues et de jouer avec la dimension métaphorique et polysémique du poème, mais plus encore, ils donnent à entendre les dialogues autrement. Chez Kechiche comme chez Cabrera, la citation poétique rompt de façon abrupte avec la violence du contexte et ouvre l'univers du film à d'autres mondes, culturels ou intérieurs, comme si le fait de parler selon des modalités autres constituait une invite à sentir, entendre, être autrement.
Dans La Faute à Voltaire, Jallel émigrant de fraîche date sur le territoire français, se lie rapidement avec Nassera, puis Lucie, et se fait de nombreux amis au centre d'hébergement. Sans papiers, il est contraint à vendre des fleurs à la sauvette pour survivre. Entraînant Lucie avec lui, les deux amoureux récitent « Mignonne, allons voir si la rose » de Ronsard dans le métro afin de vendre des roses aux passagers.
Ronsard est étroitement associé au personnage de Lucie : Jallel lit le recueil de poèmes lors de son séjour à l'asile où il rencontre Lucie et lorsque Jallel est arrêté, Lucie s'est endormie après avoir préparé les roses que Jallel doit vendre dans le métro. Au-dessus de son lit, une reproduction de L'Escarpolette de Fragonard présente deux jeunes gens dans un jardin luxuriant. Ils portent tous deux une fleur à leur poitrine, dont une rose pour le jeune homme, filant ainsi la métaphore du poème de Ronsard jusque dans le décor.
Profondément intertextuel, le film cumule de très nombreuses références artistiques qui relèvent en majeure partie du Siècle des Lumières, ouvrant un contrepoint philosophique susceptible d'alimenter les comparaisons à des fins politiques, Jallel étant à la fois témoin et victime des difficultés légales, mais aussi sociales et culturelles de l'intégration. L’idéal humaniste des Lumières se trouve ainsi confronté à ce qui s'annonce comme un portrait de l’exclusion contemporaine.
Or il est tout à fait révélateur que les deux poèmes cités dans ce film ne participent pas de cette logique et appartiennent tous deux à la poésie galante. Le poème en arabe d'Omar Ibn Abi Rabia, cité plus tôt dans la scène du bar, et « Mignonne, allons voir si la rose » de Ronsard constituent tous deux des monuments du patrimoine littéraire, déclarations d'amour jouant de la métaphore avec l'élément naturel, le paysage pour Omar Ibn Abi Rabia et la végétation pour Ronsard. La capacité du poème de Ronsard à exprimer le sentiment amoureux du personnage a très probablement pu motiver le choix de Kechiche. Le choix d'un cadre large unit Jallel et Lucie à l'image, enlacés, debout, face aux passagers assis. Le rire de Lucie, peu habituée à mendier, contribue à enlever à cette scène toute connotation sordide, pour en faire un moment de joie partagée entre les deux amants.
Dans Folle Embellie, la violence qui écrase les personnages n'est pas uniquement sociale, mais tient aussi au contexte de la Seconde Guerre mondiale. A la faveur de la panique suscitée par un bombardement, plusieurs internés s'enfuient d'un asile psychiatrique et tentent une nouvelle vie. Fernand fait partie des ces échappés et erre dans la campagne. Son chemin croise une garnison de soldats allemands fêtant leur victoire, un avion allemand les survole, Fernand déclame alors le premier des Sonnets et Madrigals pour Astrée de Ronsard :
Dois-je voler emplumé d’esperance,
Ou si je dois, forcé du desespoir,
Du haut du Ciel en terre laisser choir
Mon jeune amour avorté de naissance?
Non, j'aime mieux, leger d'outrecuidance,
Tomber d'enhaut, et fol me decevoir,
Que voler bas, deussé-je recevoir
Pour mon tombeau toute une large France [24].
L'Icare du poème incarne le destin des soldats allemands, condamnés à avoir la France pour tombeau par leurs prétentions hégémoniques. Ce parallèle offre à Fernand la possibilité d'exprimer sa réticence à l'égard de l'Occupation sur un mode non conflictuel. Les plongées et contre-plongées accompagnent le jeu de champ-contrechamp du dialogue accordant le cadre au point de vue optique des personnages. Toutefois, ce choix de cadre a aussi pour effet de privilégier la contre-plongée sur Fernand et donc de l'associer au ciel, au feuillage des arbres à travers lequel filtre la lumière tamisée du soleil. Fernand se trouve ainsi uni dans l'image à l'astre funeste, celui qui, comme lui, donne la mort. Bien qu'Icare offre à la métaphore amoureuse l'expression de la déraison de la passion, il constitue néanmoins une entreprise condamnable aux yeux de Ronsard, et ce d'un point de vue autant moral que rationnel [25] : le mythe d'Icare peut donc aussi être entendu comme une métaphore de la folie, folie des hommes en guerre pour des prétentions dépassant les lois de la raison, mais aussi pathologie des rescapés de l'asile dont le comportement est un défi aux conventions sociales et dont les prétentions à une vie normale vont brûler les ailes de certains (Fernand, Colette) et permettre l'envol, la liberté d'autres (Alida, Lucie, Julien).
[16] P. P. Pasolini, « Il Pasticciaccio », dans Passione e ideologia, op. cit., p. 322.
[17] Ibid., p. 319.
[18] P. P. Pasolini, « La méthode de travail », dans Les Ragazzi, Paris, 10/18, 1998, p. 277.
[19] A. Sbragia « The Modern Macaronic », The Edinburgh Journal of Gadda Studies, n° 0, 2000, http://www.gadda.ed.ac.uk/Pages/journal/issue0/articles/sbragiamacaronic.php Dernière consultation le 26 juin 2013.
[20] P. P. Pasolini, L’Expérience hérétique – Langue et cinéma, op. cit., p. 66.
[21] Ibid., p. 76.
[22] Personnage de la Divina Commedia (Divine Comédie) de Dante.
[23] P. P. Pasolini, L’Expérience hérétique – Langue et cinéma, op. cit., pp. 79-80.
[24] P. de Ronsard, Œuvres complètes de P. de Ronsard, Paris, Jannet, 1857, p. 265.
[25] « Dans son Discours à M. de Cheverny, il condamne la folie d'Icare comme une ambition qui franchit les limites de l’humain, au mépris des lois de la norme et de l'équilibre. » M. Eigeldinger, « Le mythe d’Icare dans la poésie française du XVIe siècle », Cahiers de l'association internationale des études françaises, n° 25, 1973, p. 273.