Le Film des questions
ou L’insurrection lyrique réduite

- Frank Smith
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joie
mais combien inextinguible la terreur
en mille parties du monde et dans notre mémoire
en mille parties de l’âme la guerre n’a pas cessé
et même si nous ne le voulons pas
nous ne voulons pas nous en souvenir
la guerre est une terreur qui ne veut pas cesser

dans l’âme et dans le monde

Pier Paolo Pasolini
(traduction de l’italien : Georges Didi-Huberman)

Le Film des questions
Note de présentation

 

Le Film des questions est un projet de film en cours de construction. Je place cette nouvelle réalisation sous le sceau d’une réflexion de Karl Marx : « Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout leur parle d’eux-mêmes. Leur paysage même est animé. » (c’est moi qui souligne).

Après avoir réalisé en 2009 un court-métrage, intitulé Le vent, le vent, qui s’attachait à filmer le vent, c’est-à-dire rien, le rien et le vide ; après avoir réalisé Eureka, filmé dans la ville d’Eureka, au nord de San Francisco, qui, après le rien, avait comme fonction de filmer le tout, c’est-à-dire la masse du peuple américain saisie au hasard d’une petite localité banale de Californie, je voudrais aujourd’hui filmer l’entre-deux, l’intervalle qui bouge entre le rien et le tout, entre le vide et le plein. Filmer un paysage en Alabama dans lequel un tueur en série, le mardi 10 mars 2009, a assassiné 10 personnes avant de mettre fin à ses jours, entre 3:30 et 4:17 de l’après-midi, le long d’un itinéraire qui court de la ville de Kinston, dans le Comté de Coffee, jusqu’à la ville de Geneva, en passant par Samson, dans le Comté de Geneva, à 25 miles de là. Cinq des victimes étaient des membres de sa famille dont deux enfants. Michael Kenneth McLendon tue sa mère tout d’abord puis met le feu à sa maison. Il prend ensuite sa voiture et se rend chez sa grand-mère maternelle, qu’il tue, ainsi que son oncle, deux cousins et blesse six personnes au cours de son expédition. Les rapports de police indiqueront qu’il se suicidera à l’issue de dix meurtres au total, les cinq autres victimes ayant été assassinées au hasard de sa route.

Le Film des questions sera réalisé grâce à la mise en place d’un dispositif de six caméras Go Pro installées sur les quatre côtés latéraux, le toit et le soubassement d’une voiture. Cette installation vidéo, conçue en collaboration avec l’artiste Pierre Giner, est destinée à capter et à capturer le paysage le long de l’itinéraire emprunté par le tueur en série de 28 ans. Le film durera le temps de ce que l’on peut appeler « l’événement criminel », à savoir 45 minutes. L’écran sera divisé en six pour faire advenir autant de plateaux visuels ou cadrages, qui se répondront les uns aux autres de manière synchronisée, afin de dégager les différentes perspectives d’une même scène. Un jeu d’alternance des images, déduit en fonction des incidents survenus au cours de l’événement le long de la route du crime, comme autant de stations, imposera au film son rythme de montage.

Filmer des plans séquences d’un paysage en mouvement, c’est absorber des lignes, les lignes de stratifications, de segmentarités de ce paysage. Pas d’arborescence ici, même si les arbres et les forêts abondent en Alabama, mais la mise en place et en forme d’une succession de lignes qui se déroulent d’un début jusqu’à une fin arbitraire. Ces plans formeront la ligne convectrice [1] du film, dans le respect de la durée des divers faits recensés au cours de cette échappée criminelle. Un premier angle de vue, comme une bordure, puis un deuxième angle qui vient se superposer au premier, puis un troisième qui vient recouvrir à son tour les deux précédents, etc. Couche de couche, chaque angle de vue affine, complète, enrichit, se juxtapose ou se fond au précédent, lignes de répartition, comme dimensions du film splitté, mais aussi ligne échappatoire ou de dislocation comme dimension maximale d’après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose en changeant de nature. On ne se contentera pas seulement de liaisons localisables entre points et positions le long de la route, il n’y a jamais de reproduction possible. C’est plutôt une mémoire courte qu’il s’agira ici de rafraîchir, ou une anti-mémoire, en procédant par variation, expansion, conquête, capture, piqûre. Le Film des questions se rapporte à une carte qui doit être produite, construite, toujours démontable et connectable, renversable, modifiable, à entrées et sorties multiples. Un événement a un début et une fin mais un paysage se meut toujours par le milieu. Le Film des questions trace et empreinte par le point médian.

Je préférerais ne pas, ne pas posséder une habitude convenable. Je préférerais rester dans un milieu où aucune réponse ne sera en mesure de répondre au problème posé. Chaque question formulée affecte mais ne s’intègre pas forcément. Gilles Deleuze définit l’événement comme une surface, quelque chose qui se déploie indépendamment de toute profondeur, suspendue, non redevable d’un commencement ou d’une terminaison. Epuiser, épuiser les totalités d’une variation, épuiser les possibles en tant que réponses supposées justes face aux crimes. Une manière de déployer cette distraction.

La bande son du Film des questions sera composée de deux voix :

« Quand une personne meurt – dit Georges Didi-Huberman à propos de La Rabbia, le film de Pasolini – avec sa vie, on a presque tout perdu. On a perdu les milliers d’actes et de paroles que cette personne aurait encore pu émettre. Ses amis se réunissent alors, et il est question d’une forme de survivance, du style même de cette forme, à travers ce que l’on appelle un éloge funèbre. Pour Pasolini, cette forme c’est le montage. Le montage a à voir avec quelque chose de vivant. » (…) « Le montage c’est Dionysos : celui qui est coupé en morceaux comme les rushs d’un film et celui qui, au-delà de cette opération de découpage, se met à danser – comme un film bien monté danse. »

Le Film des questions veut dire. Le Film des questions veut dire, veut dire trouver ce qui a eu lieu. Le Film des questions veut mettre en œuvre, veut faire état d’urgence où toutes choses réapparaîtraient sous une forme jusque-là inaperçue. Ce qui est exponentiellement possible dans la réalité. Ce qui reste.

 

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[1] Dans un convecteur, l’air froid entre par le bas, est réchauffé, se dilate et devient moins dense, monte dans un caisson, poussé par l'air froid plus dense, et en ressort par le haut pour réchauffer le milieu ambiant.