Le Film des questions
ou L’insurrection lyrique réduite

- Frank Smith
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Séquence IX

 

Et la caméra dans tout ça ? Que peut-elle, que ne peut-elle pas ?
La caméra est-elle une simple ouverture passive sur un spectacle donné ? N’implique-t-elle pas un « accent » ? Une intonation ? Une inflexion ? N’implique-t-elle pas un cri ?
L’idée de l’œil, n’est-ce pas que l’œil est toujours là, que les choses viennent s’inscrire mécaniquement et advienne que pourra ?
Le regard implique-t-il l’envie de regard ? Le regard comme une force ? Qui se bande, qui se débande ?
Comment filmer pour que le rapport de la caméra à ce qui est filmé ne soit pas le rapport de la chose inerte et passive à l’œil objectif ? Comment déjouer l’idée qui fait que l’écran serait comme une fenêtre ouverte sur le monde ? Comment déjouer l’idée selon laquelle le « spectacle du monde » viendrait s’y inscrire en quelque sorte de lui-même ? Le peuple des people d’Alabama n’est-il pas un regard ?
On voit les bois, les forêts, les malls d’Alabama et on entend qu’ils subsistent à toutes épreuves auxquelles dans les millénaires l’idée est exposée, c’est ça ? Ces bois, ces forêts, ces malls d’Alabama, ils se mettent à fonctionner d’une certaine manière, c’est ça ? Ne sont-ils pas ceux qui dans les millénaires en viendront à résister ? A rester en reste ?
A rester en reste ici et là dans le vent ?

 

 

Séquence X

 

Qu’est-ce qui s’est évacué dans les trente kilomètres de paysage filmé ? Qu’est-ce qui a été évacué, vidé des terres, vidé du trafic, vidé des forêts d’Alabama ?
Qu’est-ce qu’un objectif ? Qu’est-ce que la variation des images ? L’interaction des images, c’est quoi ? Cette activité de la caméra, qu’est-ce que c’est ? Cette activité de la caméra dans les forêts d’Alabama qui atteint cela, variation et interaction des images, qu’est-ce que c’est ? Qui atteint variation et interaction des images depuis un point de vue déterminé, préconçu, prédéterminé, programmé et anticipé, qu’est-ce que c’est ?
Où chercher l’œil ? Où chercher l’œil de l’œil qui n’est pas que de l’homme ? Un autre œil, où le trouver ? Un œil pas humain, un œil pas d’homme, où le trouver ?
Rendre l’homme au monde, est-ce possible ? Comment faire pour rendre au monde le monde d’avant l’homme ? Comment faire pour rendre le monde d’avant l’homme qui n’est pas le monde tel qu’il est sans l’homme mais qui est sans doute le monde dans lequel l’homme surgit comme dans une sorte d’acte de naissance ?
Le voir surgir comme dans une sorte de double naissance, le monde des meurtres commis, c’est possible ? Dans une sorte de double naissance et du monde et de l’homme, c’est possible ? Dans une sorte de double naissance et du monde et de l’homme et du rapport de l’homme avec le monde, comment faire ?

 

 

Séquence XI

 

Est-ce qu’on sait se confronter à la réalité non du film mais de la chose filmée ? Est-ce que ça rend plus plein le présent, les crimes d’hier et les crimes qui vont venir ? Quelle distance réinventer avec le film des questions ?
Si le langage est le sujet dans la poésie, où est le sujet dans le film ? Le montage est-il le sujet du film ? Le vide à filmer est-il à couper/monter dans le sujet du film ? Filmer le rien et le vide qui sont les sujets du film ? Désigner par la caméra qui enregistre le rien et le vide des objets et des sujets que l’on filme ?
Filmer pour fracturer le monde et le refaire, fracture de ce qui advient devant la caméra et le recomposer ? Filmer dans les choses les faits ayant eu lieu dans les choses ? L’échange, le relais entre le familier, le normal dans les choses et le remarquable, l’événement dans les choses quand elles ont eu lieu ?
Si le fait divers ne commence que quand le monde a cessé d’être nommé, est-ce que filmer le fait divers dans les choses, c’est filmer l’état du monde quand il a cessé d’être vu ?
Quelle langue parler dans un film, Le Film des questions ?
L’autre c’est la langue elle-même ?
La guerre c’est-elle dans les choses elles-mêmes ?

 

 

Séquence XII

 

Où la vérité ? Où la vérité du signe ? Où l’essence des choses ?
L’essence des choses est-elle un « point de vue » supérieur au sujet et à l’objet ? Un point de vue qui enveloppe des paysages non actuels ? Un point de vue qui enveloppe des lieux immatériels, des connexions de l’esprit ?
Comment ne pas présager déjà des paysages non humains ?
Comment voir, oui ? Comment ne pas voir un monde mais voir un monde se démultiplier ? Avons-nous autant de mondes à notre disposition, plus différents les uns que les autres, que ceux qui roulent dans l’infini ?
La différence, comment la cerner ? La différence concerne-t-elle toujours un monde différent ? Un point de vue différent sur le monde ? Une qualité dans un sujet ? La différence signifie-t-elle qu’on n’est pas en présence des mêmes mondes ? Que l’on ne se meut pas dans les mêmes mondes ? Que l’on ne meurt pas dans les mêmes mondes ? Comment projeter la vérité d’un réel qu’on refuse ? Les choses flottent-elles hors du monde ? Les choses s’incarnent-elles dans le monde ? Dans les matières ? Dans les individus ? Dans les corps de cadavres effacés ?
Comment briser pour que puisse apparaître l’espace entre les choses ? Leur fond commun ? La relation inaperçue qui les a jointes malgré tout ? Cette relation est-elle de distance, d’inversion, de cruauté, de non-sens ?
Cette relation est-elle ?

 

 

Séquence XIII

 

La voix du paysage, c’est où ? La voix détimbrée du paysage c’est où ? La sous-voix en sous-bois n’est- elle pas là ?
A la lisière de ce qui est montré et de ce qui est exactement dans les choses, la voix détimbrée en sous- bois n’est-elle pas là ? Ne l’entendez-vous pas ?
A surseoir à ce qui ne peut être vu ni montré, cette voix détimbrée du paysage, ne l’entendez-vous pas ? A ce qui va advenir qu’on ne voit pas encore, ne l’entendez-vous pas ? Dans une lente procession vers l’aboutissement de son affirmation, ne l’entendez-vous pas ?
Elle est là ?

 

la guerre est une terreur qui ne veut pas cesser
dans l’âme et dans le monde

 

(mars 2013)

 

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