Le cinéma comme poésie dansante
Les films de Man Ray
- Cornelia Lund
_______________________________
pages 1 2
Fig. 2. Man Ray, L’Etoile de mer, 1928
Fig. 3. Man Ray, L’Etoile de mer, 1928
Fig. 4.Man Ray, L’Etoile de mer, 1928
Fig. 5. Man Ray, L’Etoile de mer, 1928
Fig. 6. Man Ray, L’Etoile de mer, 1928
Fig. 7 Man Ray, Les Mystères du château du dé, 1929
Fig. 8 Man Ray, Les Mystères du château du dé, 1929
Il y a différents personnages et objets qui peuplent le film. D’abord, l’étoile de mer du titre que nous rencontrons sous différentes formes, entre autres conservée dans un verre. Sans fonction apparente, l’étoile de mer devient ainsi un objet de contemplation, de l’homme et de la femme qui forment le “couple” autour duquel se tisse la trame du film. La femme, qui est mise en relation avec l’étoile de mer par le déroulement des plans, relève du type de la mystérieuse, développé dans le contexte surréaliste [13]. Une première allusion à son pouvoir d’attraction érotique est mise en scène tout au début du film, quand elle arrange sa jarretière lors de sa promenade avec l’homme. Le sens érotique de ce geste est accentué par le texte intercalé : « les dents de femmes sont des objets si charmants… qu’on ne devrait les voir qu’en rêve ou à l’instant d’amour. »
Au cours du film elle devient de plus en plus fatale, jusqu’à ce qu’elle se présente armée d’un couteau et vêtue d’un costume de guerre. La raison de cette agression montante pourrait être, ainsi le suggère l’allusion filmique à la Santé, un état de confusion mentale. Ce qui la rapproche des femmes belles et marquées par la folie, comme Nadja de Breton.
De même, l’optique floue de quelques scènes suggère une perspective au-delà de la rationalité de la vie de tous les jours. Cette technique contribue à donner un caractère de rêve au film [14], surtout en combinaison avec la fenêtre qui s’ouvre au début du film et qui se ferme à sa fin, ce qui marquerait le début et la fin du rêve.
La relation entre l’homme et la femme suit un développement qui n’est pourtant pas strictement narratif. Et dans ce sens la notion de “trame” dans le sens de récit que j’ai employée plus haut n’est pas tout à fait correcte dans ce cas. Il y a des éléments narratifs, mais, comme dans Emak Bakia, ils n’aboutissent pas dans une narration cinématographique traditionnelle. Si la manière de jouer avec la narration en décevant les attentes des spectateurs dans Emak Bakia rappelle plutôt les stratégies dadaïstes – et ici je schématise un peu – L’Etoile de mer suit plutôt les stratégies de la poésie surréaliste [15] : les images dans L’Etoile de mer ne sont pas tellement liées par analogie de formes – comme dans Emak Bakia – mais par voie de métaphores ou quasi-métaphores. Le texte ne joue pas un rôle d’intertitre ou de supplément mais il fait, par contre, partie intégrante de ce jeu métaphorique. Parfois, texte et images sont même superposés et deviennent ainsi des éléments inséparables et complémentaires d’un seul énoncé filmique. La combinaison d’images et de texte fonctionne surtout sur un mode associatif, comme le montre l’exemple de la métaphore de la femme-fleur qui est développée au cours du film. Nous voyons d’abord l’image d’une jacinthe dans un pot de fleurs, puis le texte renvoie aux fleurs : « si les fleurs étaient en verre » (figs. 2 et 3). La fleur et cette ligne sont répétées après un plan divisé en douze parties qui montrent, entre autres, des objets dans des verres en rotation, dont l’étoile de mer. Après, la femme, déjà annoncée par l’étoile de mer, apparaît et ainsi le lien entre elle et la fleur du texte s’établit. Puis, une partie des lignes ou vers du texte suivent le même modèle, une comparaison, « belle comme… ». La première comparaison reprend le verre, « belle comme une fleur de verre » (fig. 4), puis les lignes se développent, en parallèle avec l’agressivité – ou la folie – montante de la femme : « belle comme une fleur de chair », « belle comme une fleur de feu ». Comme le texte est encadré de différentes manières de l’étoile de mer et de la femme, il peut se référer à toutes les deux – qui peut-être ne font qu’un. A la fin, le miroir, dans lequel nous voyons la femme, belle, est brisé ou se brise (figs. 5 et 6). Le texte avait déjà avant annoncé sa disparition, parlant d’elle dans le passé, comme une épitaphe : « qu’elle était belle » – et la fenêtre, signe du rêve, se ferme sur son destin.
Femme, fleur et étoile de mer sont ainsi entrelacées dans une texture d’images et texte dans laquelle les images ne représentent pas une simple illustration filmique du texte, mais les deux éléments forment une unité filmique.
Les Mystères du château du dé sont issus d’une genèse un peu différente : le film a été une commande de Charles de Noailles qui voulait que Man Ray tourne un film sur les invités dans sa villa à Hyères. La vue de la villa ou du château fera penser Man Ray au poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé qui servira ainsi comme inspiration et point de départ pour le film [16]. Man Ray emprunte quelques éléments textuels du poème, mais surtout l’idée du hasard : trois fois, c’est un coup de dés qui décide des actions des personnages. Au début du film, par exemple, le voyage sera décidé par un coup de dés. L’autre élément clé du film, le mystère, est introduit quand les voyageurs arrivent à leur destination : par des images – du château vide – et par le texte qui décrit le château « comme marqué par le sceau d’un étrange destin ». Cet étrange destin semble se manifester dans l’absence d’êtres humains, soulignée par le mot « personne » répété dans plusieurs plans. Ce n’est qu’au deuxième jour que des êtres vivants font leur apparition, ils sont immédiatement qualifiés comme « insolites ». Et en effet, ils ne ressemblent pas à des personnages normaux, leurs visages, donc leurs individualités, sont dissimulés par des bas de soie ce qui leur donne un aspect quasiment surindividuel.
Le texte qui consiste en quelques citations du poème mallarméen et en bouts de textes plus ou moins poétiques composés par Man Ray les transforme en êtres divins ou mythologiques par des références à la Bible ou à la mythologie : « Eve sous-marine », « MANE-THECEL-PHARES », « Vénus astarté », « Minerve casquée ». De même, la mise en scène les fait apparaître comme « Gods amusing themselves » [17] comme disait Steve Kovács, des dieux qui exercent une danse rituelle autour d’un medicine-ball ou qui se rangent comme des caryatides (figs. 7 et 8).
Les éléments textuels du film sont caractérisés par des expressions métaphoriques et des jeux de mots comme « piscinéma » ; des apostrophes et une syntaxe marquée par des parallélismes et des répétitions contribuent à poétiser même la prose des intertitres de nature plutôt explicative – « deux voyageurs qui cherchèrent… », « deux voyageurs qui restèrent ? », « deux voyageurs qui ne restèrent pas… ».
Ainsi poétisés, mystifiés et mythologisés, les invités du comte de Noailles se voient arrachés à leur existence quotidienne et transformés en dieux modernes qui peuplent le château devenu une sorte d’Olympe moderne où l’on s’amuse à la piscine et à l’espalier.
Je n’irai tout de même pas aussi loin que Barbara Rose qui qualifie le film de « Man Ray’s most preposterous and prententious film, full of heavy references to Mallarmé’s line “A throw of the dice can never abolish chance” » [18] dans son article d'Artforum de 1971. Ce serait se méprendre sur l’habileté avec laquelle Man Ray combine la commande de Charles de Noailles et ses propres préoccupations artistiques. Ces dernières se reflètent, entre autres, dans l’esprit surréaliste des images et du texte et la réflexion sur l’image à travers les motifs du cadre et du plan, par exemple. Et, bien sûr, dans l’ironie qui nous avertit de ne pas prendre le film trop au sérieux : ainsi, une Minerve casquée d’un casque assez profane destiné à sécher ses cheveux fait irruption dans l’atmosphère sérieuse de l’Olympe ou bien on nous présente les « mystères de la peinture » qui ne sont rien d’autre que les dos des peintures.
En résumant, on pourrait dire que nous voyons deux figures dans ces trois films de Man Ray : d’un côté, la poésie comme film ou bien le film comme poésie et de l’autre côté le texte poétique comme élément du film. Man Ray essaie de relier ces deux figures dans L’Etoile de mer et dans Les Mystères du château du dé en s’appuyant sur des procédés différents : si c’est surtout la métaphore ou l’image surréaliste qui sert à tisser un poème filmique d’images et de texte dans L’Etoile de mer, Les Mystères du château du dé reposent plutôt sur des allusions à la mythologie, à différents genres comme le conte de fées, par exemple, ou des procédés comme l’ironie ou le jeu de mots ou d’images. Dans Emak Bakia, la poésie n’est pas présente dans sa forme écrite, elle est approchée de manière différente : dans ce film, Man Ray développe un discours poétique sur le cinéma sur la base de l’analogie entre danse et poésie qui s’exprime par la forme même qu’il décrit : le cinépoème.
[13] A. P. Sitney, « L’instant amoureux : image et titre dans le cinéma surréaliste », dans Man Ray, directeur du mauvais movies, op. cit., p. 68.
[14] Voir ibid., p. 70.
[15] Kim Knowles a tout à fait raison quand elle essaie de démontrer à travers son livre, que l’interprétation des films comme n’étant que soit un exemple de dadaïsme, soit un exemple de surréalisme filmique est réductrice. Je crois pourtant que sa forte mise en relief de la question de la narration nous éloigne de la question du « poème de Robert Desnos tel que l’a vu Man Ray ». (Voir par exemple K. Knowles, A Cinematic Artist. The Films of Man Ray, p. 160 et p. 169). D’un côté, cette partie du titre renvoie clairement à un genre littéraire qui ne raconte pas forcément des histoires, et de l’autre côté nous avons déjà montré pour Emak Bakia que Man Ray partage l’attitude critique des surréalistes envers la narration traditionnelle et cherche à développer sa propre poétique cinématographique.
[16] M. Ray, Self Portrait, London, Andre Deutsch, 1963, p. 280.
[17] S. Kovács, From Enchantement to Rage. The Story of Surrealist Cinema, London /Toronto, Fairleigh Dickinson University Press, 1980, p. 146.
[18] B. Rose, « The Films of Man Ray and Moholy Nagy », Artforum, septembre 1971, p. 71 (« le film le plus ridicule et prétentieux de Man Ray, qui abonde en références lourdes au vers de Mallarmé "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" »).