Parler avec la Méduse : Performativité
du texte et de l’image dans les productions
artistiques contemporaines de femmes

- Katerine Gagnon et
Evelyne Ledoux-Beaugrand

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Les œuvres auxquelles Katarzyna Kotowska s’intéresse sont aussi hantées par des images, c’est-à-dire par tout ce qu’elles peuvent porter : un regard, une objectification, une idéalisation, une négation. Mais en ce qui les concerne, c’est la production d’« images de la transgression » qui leur permet de « reconquérir leur corps en revendiquant leurs droits au visuel ». Lisant et regardant côte à côte Truismes de l’auteure française Marie Darrieussecq et Olympia de l’artiste polonaise Katarzyna Kozyra, K. Kotowska exhibe donc leur objet commun, à savoir le nu, ce régime de mise en représentation visuelle du corps humain, nommément du corps féminin. Les stratégies de transgressions déployées dans la fiction littéraire pour l’une, et dans l’installation et la performance vidéo pour l’autre, permettent de dégrader le modèle, de défaire le cadre, de contredire la passivité, en somme de neutraliser toute domestication du féminin par et dans l’image. Etranges et angoissantes, ayant trait à la maladie et la mort, Truismes et Olympia renouent avec l’ambiguïté de Méduse.

Evelyne Ledoux-Beaugrand, quant à elle, rend compte d’une œuvre collaborative initiée non pas par le pouvoir médusant et captivant d’une image, mais par celui d’un livre, c’est-à-dire à la fois d’un texte et d’un objet. Pour créer Notre combat, Linda Ellia a en effet rassemblé, en partie au hasard, des dizaines de personnes, à qui elle a confié un objet – une page d’un exemplaire français d’un des livres les plus funestes de l’Histoire, le Mein Kampf d’Adolf Hitler – ainsi qu’une tâche : s’exprimer sur, contre, avec cette pièce arrachée au manifeste. Ce travail collectif, montre E. Ledoux-Beaugrand dans « Recouvrir pour recouvrer : Remémoration et disparition dans Notre Combat de Linda Ellia », a produit une œuvre plurielle et plurivoque : les techniques et les médiums choisis par les participants sont diverses, les effets des manipulations parfois contradictoires, et l’œuvre composée par le « remembrement » de tous ces objets a été exhibée sous plusieurs formes. Mais procédant, dans sa totalité, d’un mouvement de recouvrement qui permet de « transformer le texte haineux en un acte de mémoire », Notre combat constitue un espace de rencontre entre des images et des textes. En ce sens, il nous invite à considérer la performativité des « images-bouclier » lorsqu’il s’agit de connaître l’inimaginable et de composer, sur sa base, un « espace mémoriel » où chacun est « autorisé à s’exprimer sur ce lourd héritage commun qu’est la Shoah ».

Le texte de Clara Dupuis-Morency, « Temporalités de Claude Cahun : regards actuels et inactuels », porte sur les Aveux non avenus de l’artiste surréaliste française. Comme l’explique d’entrée de jeu l’auteure, il s’agit d’un œuvre qui, « oubliée » l’espace de quelques décennies, « resurgi[t] dans un étrange effet de prophétie » qui est sinon trompeur, du moins mal compris. D’ailleurs, ce n’est pas à l’aulne des plus connues problématiques identitaires et sexuelles que l’œuvre est étudiée dans cet article, mais très spécifiquement en regard de l’« expérience du temps » à laquelle elle convie son lecteur-spectateur. Or, C. Dupuis-Morency relève qu’à cet égard, les différentes images qui composent l’atypique autobiographie de Cahun – autoportraits photographiques et photomontages – posent des problèmes distincts, notamment dans la manière dont elles s’articulent aux textes. La tension entre invisible et visible, ou entre vie et mort, qui est intrinsèque à l’image spéculaire est ici légèrement déplacée, au profit de celle entre l’actuel et l’inactuel, suggérant une autre façon de considérer le saisissement de son spectateur médusé, son non-savoir et sa captation : c’est que l’inactuel est cette force de « révocation » qui permet à la parole d’échapper à la fixité et d’être oraculaire, travaillée par « le recommencement perpétuel », et toujours « non avenue ».

Les deux articles qui closent ce dossier examinent le legs de l’appel d’Hélène Cixous à l’avènement d’une « écriture féminine » et prennent pour objet des œuvres littéraires, c’est-à-dire des œuvres où c’est à travers le langage verbal que la problématique de la représentation du féminin est abordée. Dans « Les écrits de la Méduse aujourd’hui : l’abjection du corps féminin dans les récits de Nelly Arcan », Julie Tremblay-Devirieux se demande ce qu’il en est de la littérature extrême contemporaine des femmes francophones. Si on peut effectivement trouver de nombreux textes exemplaires d’« une nouvelle génération d’écriture du corps », en contrepartie la persistance d’une « économie foncièrement scopique » qui « fait du sujet féminin un Autre, voire un objet, voire ni l’un ni l’autre : un abject » interpelle J. Tremblay-Devirieux qui, pour l’occasion, analyse les trois romans que la romancière québécoise Nelly Arcan a publié de son vivant (Arcan s’est tragiquement donné la mort en 2009). Dans ces textes littéraires témoignant d’un envahissement du visuel dans la culture et de ses conséquences sur les destins des femmes, Méduse est demeurée la figure de l’aliénation. Enterrées vivantes, muettes, souffrantes, les figures féminines chez Arcan sont prisonnières d’un regard qui les ravit à elles-mêmes et qui ne leur appartient pas. Le « rien à voir » du féminin hante les textes, où il devient un « néant » habitant des sujets dès lors condamnés à l’« abjection de soi », cette expérience dont Julia Kristeva a théorisé les principes et les effets. Les romans de Nelly Arcan, peut-on conclure avec J. Tremblay-Devirieux, sont ambigus au sens où ils réaffirment, dans la douleur et le désespoir, l’actualité tenace du combat lancé dans les années 1970 par Hélène Cixous.

Dans les collages poétiques de Julie Doucet, artiste québécoise plus connue pour son œuvre pionnière en bande dessinée, Katerine Gagnon perçoit également l’existence d’un certain enfermement. Le travail du texte et de l’image, chez l’une et l’autre des artistes québécoises, procède du cri et de la plainte, et montre que les « muses-méduses » cixoussiennes restent au seuil de leur exhumation ; elles ne sont, dans tous les cas, pas partout dotées de leurs « langues vivantes ». Chez Julie Doucet en revanche, l’intermédialité, avec ses possibilités infinies, semble apporter une réponse, nommément en permettant à l’artiste de recouvrer la force de l’ironie et du rire, du détournement irrévérencieux et de la contre-citation – celle, en somme, de ce « rire » qu’Hélène Cixous, en conclusion de sa préface au Rire de la Méduse et autres ironies, disait rare en ces temps où « l’air est plein d’algues » [52]. Ainsi, dans les livres d’artistes et les poèmes de Julie Doucet que K. Gagnon examinent, des textes et des images conjointement dotés du pouvoir de définir la « Femme », ses désirs et ses rêves – ces pièces sont, de manière significative, trouvées dans des magazines féminins – sont l’objet d’une réappropriation par l’artiste qui les découpe et les agence, composant des poèmes à la fois sombres et acerbes. Le « silence piégé » est évité, détruit par l’irruption d’un concert de voix féminines anonymes qui ressassent leurs histoires et leurs sarcasmes et c’est, d’une certaine manière, la vacuité du regard et du rire triomphants de Persée qui nous est rendue. L’intérêt du travail « de papier » de Julie Doucet, montre Katerine Gagnon, réside dans le commentaire critique qu’il adresse aux médiums et à leurs pouvoirs spécifiques en regard de la doxa.

Ces contributions, dans leur diversité, rendent compte de la richesse des moyens que les artistes ont trouvé, dans une lutte partagée pour et contre le langage visuel et le langage verbal, pour redonner voix et regard à Méduse, « queen des queers » [53]. Laissons donc, pour terminer, parler cette bien queer Méduse, celle que la peintre française Aurélie Galois [54] représente dans ce portrait miniature où l’on voit Gorgô graciée du visage de Marilyn Monroe – à moins que ce ne soit Marilyn condamnée à porter l’hideuse chevelure du monstre. La Marylin Méduse d’A. Galois nous inspire par son ambigüité. Quelle image plus pétrifiée en effet que celle de cette icône du cinéma hollywoodien ? Quelle image qui ne soit pas le produit d’une plus grande terreur de la culture occidentale devant l’indomptable puissance du féminin ? On se souvient de l’actrice comme d’une femme en proie à elle-même : elle est l’icône d’une féminité qui se détruit à force de quêter son propre regard. La multiplication des légendes nous empêche de pénétrer le masque. Mais il suffit d’un « tour de magie » pour que son « extranaturelle » beauté nous soit donnée [55]. Le tour d’Aurélie Galois consiste à ne recourir au rapetissement extrême de la représentation picturale que pour nous permettre de redécouvrir, en rapprochant notre corps au plus près du tableau (ou, ici, grâce aux infinies possibilités d’agrandissement de la vision technique), le grain de l’image figée. Alors la mortelle queer reprend vie. Voyons-la : Méduse frémit de désir.

 

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[52] H. Cixous, « Un effet d’épine rose », art. cit., p. 33.
[53] Ibid., p. 32.
[54] Aurélie Galois est peintre et journaliste. Diplômée de lettres à la Sorbonne et d’histoire de l’art à l’Ecole du Louvre, elle se spécialise dans le portrait et la scène de genre. Elle vit et travaille entre Paris et Boston. Voir son site personnel et son tumblr.
[55] Ibid, p. 33.