Parler avec la Méduse : Performativité
du texte et de l’image dans les productions artistiques
contemporaines de femmes

- Katerine Gagnon et
Evelyne Ledoux-Beaugrand

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Fig. 3. Le Caravage, Méduse, 1597

Fig. 4. G. Klimt, Pallas Athene, 1898

Les contributions rassemblées dans ce dossier explorent cette performativité du langage et de l’image lorsqu’ils se rencontrent sous l’égide d’une Méduse eau vive [10]. Que peut faire l’image au texte et, inversement, comment le texte affecte-t-il l’image ? Que se produit-il de la rencontre de deux modes de représentations souvent mis en opposition ou, du moins, dans un rapport hiérarchique où prime le langage ? Selon cette position, l’image est nécessaire et pourtant toujours à dépasser, à traverser dans la médiation du langage verbal, car « c’est un arrachement au voir qui initie [la pensée], arrachement toujours à réeffectuer tant l’attraction par l’image ne cesse d’être active » [11]. Il s’agit de repenser le pouvoir de fascination et de ravissement accordé à l’image et d’envisager les possibilités naissant de son articulation au langage verbal. Encore aujourd’hui, notre culture est marquée par un discrédit tenace face à l’image, identifiée comme une menace d’avalement pour la pensée. Dans cet étrange pouvoir conféré à l’image, ainsi tenue au plus près de la sidération, du silence et de la mort, c’est le féminin lui-même, cette Méduse pétrifiante dont la représentation est moins impossible qu’interdite, qui nous semble être réitéré de manière bien singulière.

La troisième des Gorgone fait l’objet d’un considérable travail de reprise et de réécriture par des artistes et des auteures s’inscrivant, directement ou non, dans le sillage de l’appel d’une « autre Méduse » lancé par Hélène Cixous il y a près de quarante ans déjà [12]. Bien qu’il y ait, dans la réappropriation de Cixous, quelque chose d’un retour de Gorgô, sa Méduse ne tient toutefois pas d’une revenante ; sa présence n’est pas tributaire de sa disparition, pas plus qu’elle ne prend les traits d’un fantôme, être ambigu dont la charnière entre la vie et la mort est l’habitat. L’indéniable ambiguïté de Méduse est d’un tout autre ordre. Elle est plutôt une jeune née [13], une arrivante dont chaque retour est comme une renaissance. Dans la préface du Rire de la Méduse et autres ironies qu’il signe, Frédéric Regard avance que « “Méduse” n’est[…] pas une figure du passé, une vulgaire revenante, qu’il faudrait réexpédier ad patres moyennant un rituel mené correctement à son terme. Si Méduse se met à rire, c’est non qu’elle revient s’inscrire dans le monde des vivants à la manière d’une morte-vivante, mais qu’elle arrive à s’écrire » [14]. A des lieues de l’évanescence d’une figure spectrale, Méduse s’impose par sa force charnelle et sensuelle en ce qu’elle mobilise tous les sens. Au moins dans les réécritures cixoussiennes ainsi que dans les variations subséquentes qui s’en inspirent, son anachronisme fait d’elle une contemporaine au sens où Agamben l’entend. Méduse entretient en effet une « singulière relation avec son propre temps » [15] : un pied dans le passé mythique, l’autre dans un futur utopique, elle habite le présent narratif. En déphasage avec l’époque dans laquelle elle arrive, c’est à partir de son inactualité sans cesse renouvelée qu’elle explore les cassures du présent, ses brèches et ses failles, et « perçoit l’obscurité » [16] de son temps à travers un voir lui-même arrimé aux autres sens.

Mais Méduse et son pouvoir mortel qu’il faut castrer restent par ailleurs réitérés dans des mises en garde contre les dangers de l’image et des images : celles que l’on ne saurait voir sans s’abrutir, celles qu’on nous présenterait précisément pour nous aliéner. Le rapport entre Méduse et la menace de mort qu’elle représente pour celui ou celle qui la regarde ne recoupe certes pas entièrement les reproches de tromperie et d’idolâtrie que lui adressent respectivement la critique du spectacle et « les doctrinaires de l’irreprésentable » [17]. Méduse se tiendrait moins du côté de l’idole et du leurre que de celui de « l’horreur du rien à voir » [18], si l’on en croit Freud qui considère sa tête couronnée de serpents comme un symbole phallique. Ceux-ci servirait « à atténuer l’horreur, car ils remplacent le pénis dont le défaut est la cause de l’horreur » [19]. C’est sur cette base que Freud, dans un texte qu’il n’a jamais publié de son vivant, assimile la décapitation de Méduse à une castration révélant alors l’effroyable « rien » du sexe féminin, la béance de l’origine, celle-là même où s’abîme la pensée. La capacité de réfléchir est censée être annulée par la contemplation de Méduse et/ou de l’image négative qu’elle renvoie. La très brève lecture freudienne du mythe méduséen suggère que seul le garçon serait sujet à la pétrification devant Méduse. C’est précisément dans cette tache aveugle du regard de la mortelle Gorgone que se glisse Cixous afin de présenter une nouvelle vision de Méduse [20] :

 

Le « Continent noir » n’est ni noir ni inexplorable : Il n’est encore inexploré que parce qu’on nous a fait croire qu’il était trop noir pour être explorable. Et parce qu’on veut nous faire croire que ce qui nous intéresse c’est le continent blanc, avec ses monuments au Manque. Et nous avons cru. On nous a figées entre deux mythes horrifiants : entre la Méduse et l’abîme. Il y aurait de quoi faire éclater de rire la moitié du monde, si ça ne continuait pas. (…) Est-ce que le pire, ce ne serait pas, ce n’est pas, en vérité, que la femme n’est pas castrée, qu’il lui suffit de ne plus écouter les sirènes (car les sirènes, c’étaient des hommes) pour que l’histoire change de sens ? Il suffit qu’on regarde la méduse en face pour la voir : et elle n’est pas mortelle. Méduse est belle et elle rit (RM, p. 47).

 

Comme le notent Marjorie Garber et Nancy J. Vickers en introduction de leur anthologie, l’histoire du mythe de Méduse a contribué à la constituer en tant que figure d’une « duplicité » qui est devenue indissociable de la question du féminin dans la culture [21]. On sait par exemple que dans les versions primitives du mythe, Persée n’avait pas recours au bouclier. C’était guidé par le toucher, mais dans un aveuglement volontaire (le regard détourné) qu’il affrontait l’effroyable Gorgone et la mettait à mort [22]. Le thème du bouclier permet de créer une « image diminuée et docile du monstre réel » [23], et fait de Persée le paradigme de tout artiste, l’art ayant pour vocation de conjurer la fascination de la mort et l’angoisse de castration. Or, avec le bouclier apparaît Athéna, ce double de Méduse qui dans son nouveau rôle [24] scelle l’intrication décisive entre la problématique du regard et celle d’une « puissance démoniaque du féminin » [25] que la culture doit conjurer et domestiquer [26].

Quand, en 1975, Hélène Cixous convoquait le rire de la Méduse afin d’inventer une littérature qui ne soit pas faite sous l’égide de Persée, elle s’inscrivait dans un « entretemps », un temps de rupture et d’imprévisibilité « où le nouveau se dégage de l’ancien » (RM, p. 39). On peut dire que cette rupture a été opérante, en partie du moins. Mais aujourd’hui encore, l’antique Méduse – celle qui demeure « l’expression de l’angoisse de Persée » [27] et qui n’est pas encore affranchie de la légende du grand héros – fait retour de manière plus évidente, thématisée et représentée sous le jour de sa déchéance. On ne troque certes pas une « réparation fantasmatique » [28] pour une autre si facilement. Le mythe de Méduse, monstre interdit de regard que Persée tue avec l’aide de cinq objets magiques et de deux dieux [29], se maintient parce que le refoulement symbolique auquel il correspond n’a pas fini d’agir. Que la féminité de Méduse persiste, dans ses réappropriations par la culture populaire [30], à être l’alibi de la « relève phallogocentrique (…), reproductrice de vieux schémas, ancrée dans le dogme de la castration » (RM, p. 47), n’est qu’un signal de plus que l’« entretemps » féministe demeure, encore aujourd’hui, à la fois un « ailleurs » et un « présent » alternatif où « plusieurs histoires se traversant les unes les autres » peuvent « commencer » (RM, pp. 54, 45).

 

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[10] Ce dossier fait suite à une séance double, également intitulée « Parler avec la Méduse », qui s’est tenue lors du congrès de l’association Women in French à l’University of Arizona in Tempe en février 2012. Pour cette raison, les articles abordent des œuvres d’artistes et d’auteures évoluant pour la plupart dans le monde francophone ou dont l’œuvre est influencée par des penseures et auteures de langue française.
[11] J.-B. Pontalis, Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988, p. 278. Dans ce texte qui clôt l’ouvrage et lui donne son titre, Jean-Bertrand Pontalis reconnaît que cette position, réductrice parce qu’elle réduit le visuel au scopique, fait partie de l’héritage laissé par Freud. Retournant aux textes du fondateur de la psychanalyse, accompagnés d’autres réflexions sur le visible et l’image (Merleau-Ponty et Lyotard par exemple), Pontalis élabore une position alternative : « Il faudrait, quand on se propose de traiter du visuel, ne pas prétendre tout subsumer sous la seule catégorie du regard. Le champ du visuel est immense, n’est peut-être pas unifiable » (p. 295).
[12] On trouvera des exemples de ces réécritures, en dehors de toute dette reconnue à Cixous, dans le Medusa Reader de M. Garber et N. J. Vickers (dir.), New York et Londres, Routledge, 2003. Seules les reprises tirées des littératures anglo-saxonne et américaine sont rassemblées dans cet ouvrage. Pour une idée de réécritures littéraires et picturales venues du monde francophone (mais aussi du monde anglophone et italophone), on pourra consulter le premier numéro de MuseMedusa consacré à la mythique Gorgô qui donne sont titre à la revue : A. Oberhuber (dir.), « Peut-on regarder Méduse ? », MuseMedusa, n°1, 2013. On y trouvera notamment des articles consacrés à des textes littéraires de Nelly Arcan, de Calixthe Beyala, de Pascal Quignard et de Sylvain Germain pour ne mentionner ici que les récents écrits en langue française faisant l’objet d’une étude.
[13] Du titre de l’ouvrage de Cixous écrit en collaboration avec Catherine Clément : C. Clément et H. Cixous, La Jeune née, Paris, Union Générale d’Editions, 1975.
[14] F. Regard, « AA ! », dans H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit., p. 18.
[15] G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? traduit par Maxime Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2008, p. 11.
[16] Ibid., p. 22.
[17] J. Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 104.
[18] L. Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit, 1977, p.  25.
[19] S. Freud, « La tête de Méduse », Œuvres complète, vol. XVI, 1921-1923, Paris, PUF, 1991, p. 163.
[20] S. Kofman en fera, elle aussi, le point de départ de sa critique féministe de la théorie freudienne dans L’Enigme de la femme. La femme dans les textes de Freud, Paris, Galilée, 1980, pp. 97-suiv.
[21] M. Garber et N. J. Vickers (dir.), Medusa Reader, op. cit., p. 1.
[22] F. Frontisi-Ducroux, « La Gorgone, paradigme de création d’image », dans The Medusa Reader, op. cit., p. 264.
[23] E. Prado, « Le regard médusé », dans Recherches en psychanalyse, vol. 1, n°9, p. 85.
[24] Ce rôle varie selon les versions du mythe. Athéna offre le bouclier à Persée. En outre, si dans les Métamorphoses d’Ovide (à qui l’on doit essentiellement l’apparition de cet élément central du mythe), Persée tient lui-même le bouclier de sa « main gauche », ailleurs on trouvera Athéna qui le lui tend alors qu’il tranche la tête de Méduse endormie, voire qui guide la main armée de Persée (chez Apollodore notamment).
[25] C. Dumoulié, « Le Poète et la Méduse », dans Nouvelle Revue Française, n°462-463, juillet-août 1991, p. 209.
[26] A ce sujet, voir J. Clair, Méduse. Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, Gallimard, 1989, p. 48 ; C. Dumoulié, « Le Poète et la Méduse », op. cit., pp. 200-220 ; J.-L. Le Run, « D’un millénaire à l’autre, Méduse », Enfance et Psy, vol. 1, n°26, p. 46 ; ainsi que L. Roussillon-Constanty, qui note : « Le geste de la déesse [Athéna] suggère que Méduse est le masque horrible d’une sexualité débridée, l’envers du visage apollinien de la beauté » (Méduse au miroir : esthétique romantique de Dante Gabriel Rosseti, Grenoble, Ellug, 2008, p. 33).
[27] E. Prado, « Le Regard médusé », op. cit., p. 86.
[28] H. Cixous, « Peinetures », dans Peinetures, op. cit., p. 28.
[29] Il aura fallu, au total, l’action concertée de deux dieux et d’un homme, la trahison de cinq sœurs et l’intervention de la magie. Persée, guidé d’Hermès et d’Athéna, s’en prend d’abord aux Grées, ce négatif absolu des Gorgones avec un seul œil pour trois têtes, une seule dent pour trois bouches-sexes – en somme une seule « nature » pour trois, que Persée leur dérobe facilement. Vagina dentata édentée, œil pétrifiant énucléé, les Grées initient une filiation de la trahison ou de la défaillance féminine qui aboutit à Méduse, qui est, écrit Jean Clair, « un corps dont on a démembré, isolé le sexe pour l’ériger en tabou, et qu’il sera donc nécessaire de couper et de recouper toujours, chaque fois que l’on ne voudra pas retomber sous sa fascination » (Méduse, op. cit., p. 48). Selon Edith Hamilton, le mythe de Persée est le seul où la magie a un rôle décisif à jouer : sa légende, affirme-t-elle, « tient du conte de fées » (La Mythologie, Alleur, Marabout, 1997 [1940], p. 181).
[30] Dans les années 1990 par exemple, le designer Gianni Versace s’appropria le gorgoneion et en fit son blason personnel, accompagnant les photographies de ses modèles (les femmes posées en Méduse, les hommes prenant des postures de Persée) de cette signature visuelle. Le cinéma hollywoodien est aussi, sans surprise, une source infinie de représentations d’une Gorgô contre laquelle Cixous se place en faux. Dans plusieurs films, ce monstre à la chevelure de serpents est confondu avec Echidna, cet autre monstre oublié, mi-femme mi-serpent, peut-être mère ou sœur de Méduse elle-même, et dans tous les cas incapable d’articuler une parole humaine. (Voir The Clash of the Titans, réal. Desmond Davis, scén. Beverly Cross, 188 min, 1981 ; The Clash of the Titans, réal. Louis Leterrier, scén. Travis Beachman, Phil Hay et Matt Manfredi, 106 min, 2010.) Le rire, dans ces films, appartient à tous ces héros, hommes et dieux qui, en groupe, ont dominé la créature. On ne peut en outre trembler que de douleur devant Uma Thurman interprétant Méduse dans Percy Jackson and the Olympians, ce film tiré d’un roman pour adolescents. Femme laide, castrée, risible et déchue, elle ne capte plus aucun regard et supplie ces futures victimes de bien vouloir la regarder : « Come on !... Sneak a peek ! ». A un Persée pubertaire, elle crache son ressentiment : « I used to date your daddy ! » (Percy Jackson & the Olympians : The Lightning Thief, réal. Chris Columbus, scén. Craig Titley, basé sur le roman de Rick Riordan, 118 min, 2010).