Parler avec la Méduse : Performativité
du texte et de l’image dans les productions
artistiques contemporaines de femmes

- Katerine Gagnon et
Evelyne Ledoux-Beaugrand

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Fig. 5. W. Trübner, Gorgonenhaupt, 1891

Fig. 6. D. G. Rossetti, Aspecta Medusa, 1867

Il y a heureusement d’autres manières de raconter cette histoire mythique ; il y a, dans Méduse, autre chose à voir, à faire entendre que la mort que nous renvoie, selon le mythe, son regard, et autre chose à adresser que l’avilissement d’une femme dont « la décollation, le dépècement » [31] sert l’édification de l’héroïsme masculin. En revisitant Méduse, en la « délivr[ant] du mythe » [32], Hélène Cixous y a trouvé la figure d’une communauté de « semblables » [33] dont on a, par peur, coupé les langues, « rempl[i] la bouche de sable » [34] ou enterré vivante la tête :

 

Il suffisait, dit le récit, que Méduse tire toutes ses langues pour que les hommes détalent : ils prenaient ces langues pour des serpents. Il fallait les voir fuir, les doigts dans les oreilles, les jambes et tout le reste coupés, haletant, et se croyant déjà mordus. Cette scène me faisait rire, un peu. Mais plus tard l’Homme revenait à reculons, et d’un grand coup d’épée raide, sans regarder ce qu’il faisait, il me décapitait cette malheureuse. Fin du mythe [35].

 

Avec ses langues qu’elle tire, Méduse est déjà du côté du rire et d’une parole en devenir que le mythe ne lui permet pas de faire éclater. Du pouvoir mortel de son regard et des moyens convoqués pour l’esquiver le mythe parle, mais, de la parole de Méduse, il ne dit rien. Or ses langues portent déjà en elles la promesse d’une parole autre, tout comme Méduse enjoint à poser sur elle un regard autre. Au-delà de sa mise à mort, c’est du ravissement de son pouvoir dont il est question dans sa décapitation ; même détachée de son corps, la tête de Méduse préserve sa capacité de tuer, devient le trophée de Persée qui l’utilise pour conquérir Andromède, punir Atlas, éliminer le prétendant de sa mère et s’approprier son trône. C’est à l’amnésie et au déni d’une autre version dans laquelle Méduse vit et pense avant de basculer du côté du « dépecé, dépeçant, dé-pensant » [36] qu’il est encore urgent de répondre.

 

Une translittération des sens

 

Lorsqu’il n’est pas l’alibi d’une célébration de la force héroïque masculine (Persée, son épée, son bouclier qui tient en respect) grâce au retournement des femmes contre elles-mêmes et la justification du vol d’un pouvoir « féminin », détourné au profit d’un système que la Méduse jeune née veut effondrer, le mythe de Méduse sert de pierre d’achoppement à une réflexion sur l’irreprésentable. Dans le suffixe lui-même, ce non-là, se nouent deux types de limites. Car l’irreprésentable, dans sa fonction même de résistance à la représentation, est à la fois ce qui échappe à l’imagination et ce que l’on évacue de sa scène. « Le dogme de l’irreprésentable mêle l’impossibilité et l’illégitimité, il fait de toute image un objet d’interdit et d’éradication » [37], soutient Didi-Huberman dans le contexte propre aux images de la Shoah. Comment alors distinguer l’interdiction de l’impossibilité ? « L’artiste, en tant qu’il regarde, est le gardien obstiné d’une règle du voir, d’une théorie du savoir, qui existait avant lui, et qu’il utilise », écrit Jean Clair [38]. Le Aspecta Medusa de Dante Gabriel Rossetti – une œuvre d’ailleurs double, à la fois dessin et poème, et certes marquée par son contexte victorien – l’illustre de manière exemplaire dans une scène où Persée montre, à la demande d’Andromède, la tête de celle à qui elle doit la vie. Le héros porte Méduse décapitée au-dessus d’une fontaine afin que son reflet puisse être regardé « sans danger » : « Let not thine eyes know / Any forbidden thing in itself, although / It once should save as well as kill; but be / Its shadow upon life enough for thee » [39].

Cixous propose une poétique du voir contrevenant à la règle du visible. A une dialectique opposant le visible au caché, le montré à ce qu’on refuse de voir, elle préfère la demi-mesure, la demi-pénombre, le « demi-enfouissement » [40], autant de points de vue qui, fidèles à l’ambiguïté foncière dont est chargée Méduse – gardienne des portes de l’Hadès, belle et laide, mortelle et curative –, laissent les questions en suspens et nous engagent à nous mouvoir d’une nouvelle manière, entre les sens, entre les images, entre les mots : « Est-ce que c’est de l’inhumation ou de l’exhumation » [41] ? Est-ce visible ou caché ? Est-ce vu ou est-ce dérobé aux regards ? A travers ses Méduses, elle nous apprend à penser autrement l’articulation ou l’interdépendance entre le visuel et le textuel. L’appel à l’autre Méduse de Cixous – et ses textes subséquents sur les arts et la littérature le révèleront davantage – est indissociablement un appel à revoir la manière dont nous approchons et critiquons les images. L’image-manque stupéfiant, l’image qui rend fou ou change en pierre celui qui la regarde en face, sans mettre en branle quelque rituel ou parade qui puisse apprivoiser l’absence qui la troue : voilà des images, des régimes d’imagéité, c’est-à-dire, comme le conçoit Jacques Rancière, des manières de négocier les rapports entre visible et invisible, dicible et visible, ressemblance et différence [42].

L’image, libérée d’un fantasme de sidération, n’est pas d’emblée ce bouclier-miroir capable de piéger ou d’apprivoiser l’horreur, le néant, le vide où l’humanité se perd. D’autant plus que le miroir peut être mis au service d’une opération autre que celle qui consiste à vouloir annuler le pouvoir de l’image. Dans le mythe de Persée, bouclier et épée se confondent parfois, de sorte que dans certaines acceptations du mythe, seule la première arme importe [43]. Or ce n’est pas à la surface réfléchissante de son bouclier que Persée doit de triompher de la Méduse, mais à l’épée magique avec laquelle il la décapite. Et même cette décollation n’annule pas le pouvoir médusant de la tête de la Gorgone ; elle ne fait que le déplacer, le changer de mains, passant de Méduse à Persée, puis, enfin à Athéna. Le bouclier-miroir, rappelle Georges Didi-Huberman, « n’est pas l’instrument d’une fuite devant le réel » [44], il tient plutôt du dispositif par lequel il est possible de regarder autrement. Un peu comme le « spéculum » par lequel Irigaray tout à la fois observe et fait advenir « l’autre femme » [45], celle dont le sexe se révèle être autre chose qu’un trou lorsqu’on daigne y regarder de plus près. Ce regard autre se porte en ce sens moins vers ce qu’on ne peut voir ou imaginer, un « inimaginable » contre lequel Didi-Huberman s’inscrit en faux, que vers ce qu’on refuse de voir, par crainte ou méfiance, par tabou, par réitération irréfléchie des interdits culturels.

L’invisible n’est pas d’emblée mortel, qu’il y ait silence ne signifie pas toujours qu’il y a néant, rien à voir, ni à sentir, ni à penser. Il y a des disparitions et des apparitions, des vacillements qui parlent de la présence des choses et des corps, leur étrange éloquence muette, et les donner à voir, à sentir ou à entendre participe d’un enrichissement des mondes intimes et communs. D’ailleurs, le miroir peut aussi être l’espace d’une rencontre, la physique de la lumière nous l’apprend : ce que l’on voit réfléchi dans un miroir peut, aussi, nous voir. (La réciprocité interdite dans le mythe de Persée ne nourrit-elle pas l’indexation de la Gorgone à une figure d’altérité mortifère, fait de son regard un « trou d’épouvante » [46] où le sujet sombre ?). L’écran lui-même, avant d’être conçu comme une surface de projection, champ opaque servant aussi de masque, désignait ces dispositifs mobiles, faits d’étoffe ou de bois et placés devant un foyer ou devant un visage, permettant par exemple de diffracter la lumière et la chaleur trop vives du feu. Il était à la fois surface médiatrice et dispositif modulant la sensation.

 

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[31] « Dissidances de Spero », dans Peinetures, op. cit., p. 58. La citation est tirée d’un texte écrit en 2007 pour le catalogue d’exposition Dissidances de Nancy Spero, cette artiste américaine et francophone qui a, dès les années 1980, fait des « sextes » du « Rire de la Méduse » la matière de ses installations. La phrase commence ainsi : « et ça continue, le massacre de tout ce qui est “femme” sur le Sol du Monde, femme les poètes, femme les révolutionnaires, femme les rêveurs […] ».
[32] H. Cixous, « Un effet d’épine rose », art. cit., p. 29.
[33] Ibid., p.  24.
[34] H. Cixous, « Peinetures », op. cit., p.  23.
[35] H. Cixous, « Un effet d’épine rose », art. cit., p. 23.
[36] Ibid.
[37] G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, p.  194.
[38] J. Clair, Méduse, op. cit., p. 24.
[39] D. G. Rossetti, « Aspecta Medusa » (1870), dans The Medusa Reader, op. cit., p. 79.
[40] H. Cixous, « Peinetures », op. cit., p.  19.
[41] Ibid.
[42] J. Rancière, Le Destin des images, Paris, La Fabrique, 2003.
[43] Telle la version du mythe où Méduse meurt pétrifiée par son propre regard reflété dans le bouclier-miroir. Voir C. Dumoulié, « Le Poète et la Méduse », op. cit., p. 202.
[44] G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p.  222.
[45] Du titre de son essai Speculum. De l’autre femme, Paris, Minuit, 1974.
[46] J.-P. Vernant, La Mort dans les yeux. Figure de l’autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1985, p. 82.