L’ekphrasis dans Les Amours de Psyché
et Cupidon de La Fontaine :
une gageure poétique
– Pierre Giuliani
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En ce qui concerne l’usage abondant de la prétérition associée à l’ekphrasis, la première explication qui vient à l’esprit est bien sûr celle de l’impuissance du langage à circonscrire la profusion de l’œuvre décrite. Et ce qui vaut pour la description en général vaut doublement pour l’ekphrasis, qui est la description d’une œuvre elle-même mimétique de la réalité du monde extérieur. La prétérition annonce tout en s’engageant que le langage ne pourra pas circonscrire la richesse immédiate manifestée avec évidence par l’œuvre plastique, au sens étymologique du mot évidence. Et il y a en outre de fait une asynchronie foncière entre d’une part cette immédiateté des arts visuels, et d’autre part le détour verbal et analytique opéré par la littérature. Ainsi, en se prémunissant par une protestation d’impuissance, qui a une fonction rhétorique et joue le rôle d’une captatio empreinte de modestie, l’ekphrasis ne se risque qu’après avoir mis en avant ses propres limites. Mais dans Psyché, l’usage de la prétérition vise à valoriser le geste d’écriture. L’ekphrasis attire ainsi l’attention sur les conditions de son exercice, en suggérant que ce qui va être avancé par les mots constitue bien alors une gageure très consciente d’elle-même. Ce détour qui en prépare un autre fait de la prétérition une forme d’ironie mondaine, complice et bienveillante. Dans cette mesure, l’ekphrasis répond à l’annonce préalable de La Fontaine dans la préface à propos de l’atmosphère d’aimable badinage qui imprègne son roman. La prétérition permet de combiner des contraires : une esthétique de la rétention et le goût de l’abondance.
Cette formule littéraire alliant prétérition et ekphrasis peut cependant se déployer en convoquant toutes les ressources de l’enargeia, notion que les rhéteurs latins traduisent justement par evidentia – ce qui s’impose avec intensité à la vue. Mais La Fontaine, à cet égard, ne montre pas une grande originalité, même s’il procède en virtuose. Sans doute n’apprendrait-on pas beaucoup sur l’ekphrasis en faisant, par exemple, l’inventaire des hypotyposes dans Psyché.
Faut-il cependant s’en tenir à ce qui reste un lieu commun, brillamment décliné par La Fontaine ? Entendons : le lieu commun de l’indicible ou, pour le moins, du défaut de maîtrise mimétique inhérent à toute entreprise descriptive. Non, car l’ekphrasis relève, comme l’ensemble du récit, d’une esthétique de la grâce, qu’elle met explicitement en tension avec la beauté [5]. Or la grâce réside dans son inachèvement même, et dans son pouvoir de suggestion ; tandis que la beauté consiste en une perfection, c’est-à-dire au contraire en un achèvement formel : en ce sens, la grâce laisse quelque chose à penser et compte sur l’imagination du destinataire ; la beauté en revanche fait appel à un acquiescement plus formel et plus cérébral du lecteur et invite à reconnaître intellectuellement une forme accomplie. Dans une lettre à sa femme de 1663, La Fontaine évoquant une sculpture de Michel Ange représentant deux esclaves avait formulé une remarque qui va tout à fait dans ce sens : « Il y a un endroit qui n’est quasi qu’ébauché. (…) je n’en estime que davantage ces deux captifs, et je tiens que l’ouvrier tire autant de gloire de ce qui leur manque que ce qu’il leur a donné pour accompli » [6].
C’est pourquoi dans Psyché, on aurait tort de parler d’impasse de l’ekphrasis. Il faut plutôt évoquer un retrait concerté, qui s’appuie sur la connivence du lecteur. Poliphile, le narrateur du récit des amours de Psyché, s’adresse en effet dans la fiction à trois amis dont il partage les références culturelles. Le narrateur premier explique dès la première page que la « connaissance » des « quatre amis » « avait commencé par le Parnasse » (p. 59). Poliphile peut donc se fier aux pouvoirs de leur imagination commune, qui est littéralement une imagination de poètes : la capacité de produire des images que les mots pourront transcrire. Et aussi une imagination que stimule la mention de telle ou telle œuvre plastique. Ainsi, devant « le logis » que l’héroïne émerveillée découvre lors du « premier jour » de sa captivité dorée :
[…] je vous en ferais la description, si j’étais plus savant dans l’Architecture que je ne suis. A ce défaut vous aurez recours au palais d’Apollidon, ou bien voyez ceux d’Armide ; ce m’est tout un. Quant aux jardins, voyez celui de Falerine ; ils vous donneront quelque idée du lieu que j’ai à décrire (p. 86).
Il faut remarquer que Poliphile dans cette prétérition fait allusion à des ekphraseis choisies dans des œuvres littéraires qui évoquent des ouvrages d’architecture fictifs ou des jardins fictifs (L’Amadis, Jérusalem délivrée et une pièce de Calderón). Il ne s’agit pas de monuments visibles dans un espace donné et repérable dans la réalité. Ainsi Poliphile non seulement se dispense d’une nouvelle ekphrasis, mais en recourant à des œuvres de fiction, il laisse libre cours à la mémoire littéraire partagée d’autres descriptions d’œuvres d’art ou de jardins. Car il faut insister sur le fait que la mémoire culturelle sollicitée par Poliphile concerne ici des œuvres figurant dans des textes de fiction. Dans le passage cité, Poliphile évoque des œuvres d’art bâties par des mots. Et il s’agit de références qui seront immédiatement reconnues par les trois amis, comme par le lecteur réel de Psyché. L’ut pictura poesis s’estompe ici pour devenir célébration prétéritive de la poesis. Ut poesis poesis, pour reprendre une formule éclairante de Barbara Cassin [7]. Au commencement était donc le Parnasse, comme l’avait annoncé tout de suite le premier narrateur, que l’on peut assimiler à La Fontaine. Non pas le monde ou la nature offerts aux yeux, mais trois pages de la bibliothèque de l’homme cultivé de l’époque de Louis XIV.
La réalité extérieure se trouve ainsi doublement médiatisée. On peut d’ailleurs rapprocher cette remarque d’un autre passage de la même lettre de La Fontaine à sa femme « Vous savez mon ignorance en matière d’architecture, et que je n’ai rien dit de Vaux que sur des mémoires » [8]. Sans doute faut-il, ici encore, faire la part de l’aimable badinage. Mais cet aveu corrobore néanmoins l’idée selon laquelle la mimèsis en œuvre dans l’ekphrasis n’a rien de la pure et simple réduplication d’une œuvre d’art. C’est un artifice qui peut se construire in vitro, sans support visuel référé à un espace concret [9].
[4] La Fontaine, Le Songe de Vaux, II [rédigé entre 1658 et 1663], dans Œuvres diverses, édition de Pierre Clarac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1948, p. 93.
[5] Sur ce point, voir l’introduction de Michel Jeanneret dans l’édition citée, pp. 37 à 39.
[6] La Fontaine, Relation d’un voyage de Paris en Limousin, « A Madame de La Fontaine », lettre du 12 septembre 1663, dans Œuvres diverses, éd. cit., p. 555.
[7] Vocabulaire européen des philosophes, sous la direction de Barbara Cassin, article « Description », Paris, Seuil/Le Robert, 2004, p. 289.
[8] La Fontaine, Relation d’un voyage de Paris en Limousin, éd. cit., p. 552.
[9] Lire dans cet esprit Jean Rousset, « Psyché et le plaisir des larmes », dans L’Intérieur et l’Extérieur, Paris, José Corti, 1988, pp. 115 et 116 (« Rien de moins naturel […] », p. 115).