L’ekphrasis dans Les Amours de Psyché
et Cupidon
de La Fontaine :
une gageure poétique

Pierre Giuliani
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[…] j’ai à vous avertir, que ceux qui ne sont pas curieux de voir les beaux bâtiments, peuvent passer devant la porte de celui de mon Héros sans y entrer, c’est-à-dire n’en lire point la description (…) comme les inclinations doivent être libres, ceux qui n’aimeront point ces belles choses, pour lesquelles j’ai tant de passion, peuvent, comme je l’ai dit, passer outre sans les voir, et les laisser à d’autres plus curieux de ces raretés, que j’ai assemblées avec assez d’art et de soin [1].

 

Dans notre évocation des Amours de Psyché et de Cupidon, nous nous abstiendrons bien sûr de suivre ce conseil de Georges de Scudéry, qui figure dans la préface de son roman Ibrahim ou l’Illustre Bassa, publié une génération avant l’œuvre de La Fontaine. Mais portons d’emblée l’attention sur un point : à quelques lignes d’intervalle, Scudéry opère un glissement significatif, qui concerne directement les enjeux soulevés par l’ekphrasis. Le verbe lire s’efface en effet au profit du verbe voir. L’enjeu littéraire de la description est d’ores et déjà signalé dans cette substitution. Scudéry semble promouvoir la liberté du lecteur, mais il suggère surtout que se priver de lire les descriptions, ce serait se priver de voir. La liberté en question a donc une valeur toute relative : liberté, mais liberté mutilante ! L’avertissement du romancier se teinte alors d’ironie ; et s’il nous recommande ainsi de dépasser notre prévention et de lire les descriptions de son roman, c’est parce qu’à ses yeux l’écrivain dispose de deux pouvoirs : raconter, bien sûr, mais également dépeindre.

Venons-en à La Fontaine pour rappeler en quelques lignes que Les Amours de Psyché et Cupidon, publié en 1669, présentent une structure d’enchâssement : un récit cadre qui se déroule à l’époque de son énonciation et un récit encadré empruntant à la Fable. Quatre amis décident de se rendre dans les jardins de Versailles pour y passer la journée à en admirer les « nouveaux embellissements » (p. 60) [2]. L’un d’entre eux, Poliphile, entreprend de raconter les aventures de Psyché. Les conditions de l’énonciation sont donc soigneusement mises en perspective. Les descriptions des jardins que le narrateur premier effectue avant la prise de parole de Poliphile évoquent en outre un ensemble ornemental récent ou même en cours d’édification. La Fontaine le précise en effet dans sa préface : « [la description] n’est pas tout à fait conforme à l’état présent des lieux : je les ai décrits en celui où dans deux ans on les pourra voir » (p. 57). Il est important pour notre sujet de remarquer que le poète possédait des informations qu’il tenait des documents qu’il avait pu consulter et de la proximité qu’il entretenait avec les artistes travaillant auparavant pour Fouquet ; de telle sorte que les descriptions d’œuvres plastiques ne se font pas nécessairement in vivo : elles sont au contraire souvent reconstruites par les mots du poète.

Dans cette préface, La Fontaine insiste également sur le fait que la « matière » de la fable de Psyché lui est fournie par Apulée. Il n’indique pas en revanche que cette reprise du roman latin s’inscrit aussi dans la filiation de plusieurs textes en vers ou en prose qu’il a lui-même consacrés à la célébration de Vaux-le-Vicomte et qui seront bientôt réunis sous le titre du Songe de Vaux : ouvrage éclairant pour notre réflexion, puisque La Fontaine y développe un long parallèle entre les arts qui sollicite aussi, bien entendu, une réflexion sur l’ekphrasis.

L’histoire de Psyché se trouve donc inscrite dans ce récit cadre préparée par tout ce dispositif poétique – et même, en son principe, métapoétique. Voici, rapidement résumé, le récit d’Apulée, qui sert de fondement à La Fontaine et à tous les peintres qui ont illustré les amours de Cupidon et de Psyché :

 

      Psyché, troisième fille d’un roi est d’une beauté extraordinaire. Personne n’ose demander sa main. Le peuple lui rend les honneurs dus à une déesse, ce qui provoque la colère vindicative de Vénus. Elle demande à son fils d’inspirer à Psyché une passion pour un homme sans attraits. Mais l’Amour tombe amoureux de la jeune fille et désire la posséder. A la faveur d’une réponse équivoque de l’oracle d’Apollon consulté par le père de Psyché, elle doit être amenée au sommet d’une montagne et abandonnée à un être malfaisant. Le roi se résout à obéir. Mais Zéphyr la dépose dans un jardin merveilleux, puis dans le palais de l’Amour. Des serviteurs invisibles répondent à tous ses désirs. Le soir, un amant, invisible également, vient lui rendre visite.
      Une forme insidieuse de mélancolie s’empare pourtant de Psyché. Elle obtient de son amant nocturne que ses deux sœurs soient admises auprès d’elle. Une condition formelle est posée : garder le secret de ses nuits et ne jamais chercher à découvrir le visage de celui qui vient s’unir à elle. Mais les deux sœurs jalouses persuadent Psyché que ce mari est un monstre qui finira par la dévorer. Abusée par ces arguments fallacieux, Psyché projette de tuer le prétendu monstre. Elle dissimule une lampe et se munit d’un couteau. Au moment de mettre ce projet à exécution, Psyché découvre que l’amant endormi a tous les attributs du dieu Amour – ailé, bouclé, éblouissant – : c’est la scène si souvent choisie par les peintres. Psyché tout exaltée se blesse en jouant avec les armes du dieu. La voici pénétrée de passion, et elle couvre son époux de baisers ardents, mais une goutte d’huile bouillante tombe de la lampe penchée. L’Amour brûlé s’éveille et prend son envol, après avoir prévenu Psyché qu’il ne lui rendra plus jamais visite.
      Bannie du palais enchanté, Psyché engage ses sœurs dans l’illusion d’être aimées de Cupidon – ce qui les entraînera dans la mort. Puis elle entreprend de retrouver Cupidon, qui se soigne de sa blessure, dans le palais de sa mère. Vénus est courroucée contre Psyché, qu’elle fait rechercher comme une esclave fugitive jusqu’à ce qu’elle se livre. La déesse de l’amour soumet alors Psyché à toute une série d’épreuves, qu’elle surmonte. Mais, lors de la dernière, qui l’a conduite au séjour des morts, Psyché est de nouveau victime de sa curiosité : transgressant un interdit, elle ouvre une boîte confiée par Vénus, et tombe dans un sommeil mortel.
      L’amour cependant lèvera l’enchantement et finira par obtenir l’autorisation d’épouser Psyché – bientôt mère d’une fille, Volupté.

 

Cette fable, comme on disait alors, a été enrichie par La Fontaine de nombreuses descriptions et en particulier de descriptions d’œuvres plastiques ou de compositions horticoles.

 

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[1] Georges de Scudéry, Ibrahim ou L’Illustre Bassa [1641], cité dans Pour ou contre le roman, Anthologie du discours théorique sur la fiction narrative en prose du XVIIe siècle, édition de Günter Berger, Biblio 17, PFSCL, Paris-Seattle-Tübingen, 1986, p. 87.
[2] La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon [1669], édition critique de Michel Jeanneret, Paris, Librairie générale française, 1991 (Nous modernisons l’orthographe). Les références, désormais indiquées entre parenthèses renvoient toutes à cette édition.