Le terme « sculptural » a été choisi pour deux raisons principales. D’une part, il reprend l’épithète « sculpturale », partiellement tombée en désuétude aujourd’hui, qui a pu signifier une « femme très belle », le « sublime de la beauté » selon la curieuse expression de Julien Blaine [14]. D’autre part, « sculptural » est pris dans son sens artistique. Il s’agit d’hybrider les arts, ici la poésie et la sculpture, mais aussi la musique puisque le sous-titre est « opus 1 », dans le sens de « morceau musical ». On pourrait donc parler d’un objet interartistique voire d’un objet intermedia, si l’on reprend le terme de Dick Higgins du groupe Fluxus [15].
Julien Blaine, à ce moment-là, se réclame de la poésie sémiotique ou séméiotique, pas encore de la poésie élémentaire. Il s’agit de questionner les signes et ici, plus particulièrement la lettre O. Le O est associé à la vulve et à l’anus. Et c’est la question de l’écriture des orifices du corps qui est ici à l’œuvre. Cette recherche se produit en mimant l’acte sexuel de la pénétration et en convoquant l’énergie sexuelle qui y est associée.
Il y a donc une première pénétration par la vue, le sexe, le doigt. Puis l’oreille. La page change de couleur, devient rouge, on y voit en dessin à travers le trou de la page : la narine, la bouche, la vulve (fig. 3).
C’est le coït qui permet la création de l’écriture hiéroglyphe et la création du livre. En ce sens, ce livre est aussi une poïétique. Dans la deuxième série orangée apparaissent l’œil, et l’anus. Puis arrivent la bouche ouverte, associée au cri, et la glotte. On contemple la bouche ouverte et la bouche fermée. La vulve et l’anus restent ouverts. Le lecteur qui s’est laissé initier a appris à lire et peut donc lire, l’oreille, la copulation. La lecture verticale de gauche à droite donne à voir l’apparition progressive du cri. Le livre repose donc davantage sur une approche performancielle que sur une approche descriptive du coït, en-deçà ou au-delà du mot, par l’expression du cri dessiné par le mouvement des lèvres.
Livre, sculpture et texte : vers une autonomisation réciproque du livre et de l’écrit
Le cas limite de cet objet-livre nous amène à défendre avec Brigitte Ouvry-Vial une « théorie du geste éditorial » [16] qui ne se réduit pas à la mise en page d’un manuscrit, la production d’un livre et sa commercialisation, mais amène parfois à la création de livres qui ne possédaient pas d’espace éditorial. Repousser les frontières de l’édition, penser la spécificité du livre de « poésie-action » n’est pas sans paradoxes : déstructuration de la linéarité des discours, reconfiguration de l’espace de la page, adaptation spécifique des formats des livres et des polices de caractères, perforation, prise en compte de la tridimensionnalité dans une logique sculpturale. Ces pratiques ont pour enjeu la dimension performancielle du livre. En cela, on participe d’une manière renouvelée à une « performance typographique » pour reprendre l’expression de Sébastien Dulude [17].
On s’éloigne d’une lecture silencieuse et linéaire. Bénédicte Gorrillot, à propos des Poèmes vulgos de Blaine, parle d’une « alter-lisibilité » au risque d’une « dis-lisibilité » proche de l’in-déchiffrable, l’im-prononçable ou l’in-sensé [18].
Cette expérience apparaît liée à notre rapport au contemporain, coexistence d’esthétiques différentes, avec des dominantes. Cette mise en crise du livre et de la page déplace la question de « lisibilité » puisqu’il s’agit d’opacifier le « texte » pour mettre en lumière l’opacité de la langue – contre l’idéologie de la « clarté française » ou de la « transparence du langage » (au monde, à soi). La sculpturalité du livre se donne ainsi dans sa tridimensionnalité, dans les effets de matière par retrait plutôt que par modelage.
[14] Julien Blaine, communication personnelle, le 24 février 2018.
[15] H. Dick, « Intermedia », The Something Else Press Newsletter, vol. 1, n° 1, février 1966. Repris dans Fluxus dixit. Une anthologie, dir. par N. Feuillie, vol. 1, Dijon, Les Presses du réel, 2002, pp. 201-207.
[16] B. Ouvry-Vial, « L’acte éditorial : vers une théorie du geste », Communication et langages, n° 154, 2007, pp. 67-82.
[17] Voir à ce sujet la thèse de Sébastien Dulude, « Performativité des dispositifs typographiques du livre de poésie de contre-culture québécoise : regards culturels et littéraires », Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 2015 (en ligne. Consulté le 17 septembre 2024).
[18] B. Gorrilot, « L’art du rien à lire : Julien Blaine », dans La Poésie à outrance. A propos de la poésie élémentaire de Julien Blaine, Op. cit., pp. 238-259.