Surface et profondeur. Essai sur la
sculpturale
de Julien Blaine (1967)

- Stéphane Nowak
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Fig. 2. J. Blaine, Essai sur la sculpturale, 1967

Le livre : du centre à la périphérie

 

Le livre est présenté par Blaine comme une « étape de [s]es recherches » par opposition à ce qui est perçu comme définitif. Il est considéré comme un déchet : « Le livre, c’est ce résidu qui reste, dont on ne peut pas se contenter » [4]. Lors d’une exposition au MAC, Blaine précise à propos du livre :

 

Il est à la fois mise à plat à un moment donné de mes recherches, lieu de l’expérimentation, j’allais dire de bricolage, réunion d’indices d’un chantier en cours, et également partition d’un processus plus global qui convoque la voix, le corps, et ma relation à l’autre, dans ce qu’elle me modifie et modifie mon écriture [5].

 

Voilà donc les deux facettes : transition et fixation, fugitif et inscription. Comment fixer le mouvement sans le trahir ? C’est tous les enjeux de ces écritures paradoxales. On pourrait parler de démarche réflexive et de dimension « matérique » du livre selon l’expression de Philippe Castellin [6]. Comme pour Dock(s), le livre-objet implique la « généralisation de la prise en charge des paramètres matériques de l’écrit, de l’ensemble des caractéristiques du livre avec des travaux qui désormais tentent d’impliquer le lecteur dans l’exploration/construction de l’objet, de transformer la lecture en acte total » [7]. Autrement dit, dans une perspective médiologique, on pourrait dire que le livre n’avait pas été pensé comme medium – le strict utilitarisme de l’objet technique oblitérant les potentialités médiopoétiques qu’il recèle.

L’intermédialité se distingue de l’intersémioticité (à l’articulation de plusieurs systèmes de signes) et de l’interarticité (croisement de différents arts). Il s’agit de prendre en compte la « reconfiguration systémique » à partir de la prise en considération du medium [8]. La question plastique pourrait se formuler ainsi : à partir d’une surface, comment créer une profondeur ?

Blaine évoque le rapport traditionnel au livre de façon très critique :

 

Le livre n’a été employé qu’en tant que support. Il était composé de plusieurs surfaces empilées, une surface verso succédant à une surface recto. Sur ces surfaces, l’écriture était tracée, le livre était sous-utilisé, il restait un objet mort et, selon la tradition, indépendant de l’auteur [9].

 

Il s’agit donc dès lors de développer d’autres potentialités :

Récit et action de copulation jusqu’au cri

 

L’Essai sur la sculpturale ou à la recherche de l’intégralité du O est un livre radical, marqué par des perforations correspondant aux étapes du rapport sexuel. Chacune est précédée par une page qui porte une sorte de légende, dans une graphie de type script sans majuscules et dont Julien Blaine dispose et coupe les mots au bord droit de la page :

 

Ces gestes d’inscrire, de pénétrer, de progresser, de détruire peuvent être réfléchis comme communs à l’écriture et à la sculpture : pénétrer la surface pour créer un effet de profondeur. A la manière de certains livres d’enfants [10], une illusion est suggérée par la perforation, comme si l’on pouvait regarder à travers le trou d’une serrure. La page ne forme plus une porte qui fait obstacle, mais un support qui crée un effet de relief. Derrière, il y a en arrière-plan toute la thématique que Blaine va explorer pendant plus de quarante ans : les orifices humains, les organes sensoriels, la vulve, la ligne : ce qui jointe le dedans et le dehors. Isabelle Maunet l’interprète comme une « sortie non pas hors du livre, mais hors de "l’objet-livre ou du livre-objet" » [11]. Il s’agit de sortir d’un certain état du livre que Blaine considère comme « inerte » et « mortifère » [12]. La sculpture peut ici s’entendre comme un procédé de création visant à « enlever de la matière » [13]. L’acte d’écriture serait indissociable du geste de retirer, supprimer, enlever. L’accent est mis sur le processus et non le résultat, le geste et non le récit finalisé : l’essai, l’action, le mouvement davantage que l’œuvre.

 

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[4] J. Blaine, entretien avec Pierre Hild, dans Le Matricule des anges, n° 78, novembre 2006 (en ligne. Consulté le 17 septembre 2024).
[5] Blaine au MAC : un tri, catalogue d’exposition, sous la direction de Cauwet Laurent, Limoges, Al Dante, 2009, p. 113.
[6] Ph. Castellin, Dock(s) mode d’emploi. Histoire, formes et sens des poésies expérimentales au XXe siècle, Romainville, Al Dante, 2002, p. 26 : « Nature du papier, formats, couverture, façonnage, reliure, mise en page, typographie, constituent l’empire de ces codes matériques, codes qui d’ordinaire s’effacent, liftiers, majordomes, au bénéfice de ceux et de ce qui les asservissent ».
[7] Doc(k)s 9, 3e série, Akenaton, Ajaccio, 1994.
[8] G. Théval, « De la poésie ready-made aux poésies expérimentales. Pour une approche intermédiale », dans « Poésies expérimentales », dossier sous la direction de Jean-Pierre Bobillot, GPS, n° 10, Barjols, Plaine Page, p. 121.
[9] Blaine au MAC : un tri, Op. cit., p. 85.
[10] Voir l’article de B. Tane, « Des trous ou Le reste du livre ? », dans « Textures : l’objet-livre, du papier au numérique », dossier sous la direction d’A. Chassagnol et de G. Le Cor, Sens public, 2021 (en ligne. Consulté le 17 septembre 2024).
[11] I. Maunet, « La poésie "en chair & en os, à cor et à cri" de Julien Blaine », dans La Poésie à outrance. A propos de la poésie élémentaire de Julien Blaine, Dijon, Les Presses du réel, 2015, p. 68.
[12] J. Blaine, Processus de déculturalisation, Paris, Tête de feuilles, 1972.
[13] C’est ainsi que l’artiste sonore Laurent Prexl présente son projet de Poésure & sculptrie, à la suite des Respirations et brèves rencontres, de Bernard Heidsieck : effacer les enregistrements de mots pour ne garder que les traces de souffle et de respiration (L. Prexl, Poésure & sculptrie, Marseille, Al Dante–Macval, 2010).