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Les séries Avec…

– « Interroger le réel par du réel, produire du questionnement, pas des réponses. Quand il y a réponse, elle vient de la vibration qui s’établit entre le geste proposé au sujet et le sujet, et c’est le sujet qui semble la produire. Quand le travail reste sans réponse, c’est souvent par manque d’écoute. » [2]

Les séries Avec… déploient un travail d’expérimentation avec les éléments et les dynamiques du milieu, ce que Jacques Dégeilh a nommé « l’empreinte d’une relation » [3].

Les toiles sont peintes en montagne avec les éléments. Ce sont des toiles synthétiques de 2 x 3 m ou de 1 x 1,7 m, verticales ou horizontales, roulées ou clouées sur châssis légers, et dont le format est dicté par la pragmatique du vécu : ce qui passe dans un sac à dos ou sur le toit d’une voiture.

Seul le support (la toile) est rapporté : encre, couleurs, pigments (terre broyée ou charbon de bois) sont trouvés sur le terrain. Le pinceau et les pigments sont ainsi fabriqués sur place et jouent le rôle d’« intermédiaires » entre la toile et les énergies du lieu (chaleur, froid, pluie, vent, neige, apesanteur), qui viendront donner le mouvement. Des pinceaux et des dispositifs inventés pour chaque situation, et qui sont « toujours différents pour s’adapter aux particularités de chaque élément considéré ». L’élaboration d’un support adapté (nature, format, position dans l’environnement pour recevoir les pigments) fait ainsi partie intégrante de la proposition de la relation : l’espace plan de la toile devient un espace d’accueil, ouvert, dont il faut adapter les caractéristiques à chaque nouvelle tentative de rencontre.

Pour la série Avec le cerisier en fleur par exemple, la démarche de Jacques Dégeilh a été de « donner » au vent du charbon de bois broyé. Les pigments emportés par le vent passent à travers les branches et les fleurs du cerisier et viennent se déposent sur la toile, disposée « en travail » juste sous les branches. Les pigments ont été réalisés avec le bois mort récolté sur place, sous les cerisiers en fleur, puis brûlé et broyé. Le pinceau, c’est ici simplement le vent. Les supports sont des toiles synthétiques, enduites avec une charge minérale trouvée sur place et fixée avec un liant acrylique (fig. 4).

Pour la série Avec la neige, c’est la neige qui en se déposant, réagit avec le support, une toile synthétique, encollée avec une colle industrielle et une charge minérale extraite sur place : interviennent de la pierre blanche, de la terre noire, du feu, de l’eau. Les pinceaux sont le vent, la pierre, le bois, le souffle, la neige, etc. Les pigments sont déposés secs sur fond frais puis fixés par une résine acrylique, ou bien par carbonatation sur de la chaux. (fig. 14).

La Nature du trait (2003-2017)

Etude sur le trait : Avec le torrent et Avec la rivière

Comment entrer dans le mouvement du courant de la rivière, comment entrer dans le flux sans cesse changeant du torrent ? Comment participer à ces mouvements tout en tentant de passer du volume au plan ? Les toiles issues de l’étude La Nature du trait, prolongent, autour du ruisseau, du torrent et de la rivière, les recherches de la série Avec…. Conduit de 2003 à 2017, ce travail de recherche porte sur le trait non pas en tant que résultat d’une relation, ni en tant que trace ou inscription, mais comme lien avec l’environnement. C’est la dynamique propre de la relation, du trait lorsqu’il trace et qu’il est tracé, qui est recherchée, et non pas le signe, la trace pour eux-mêmes. Le trait est la relation en train d’avoir lieu.

– C’est donc en créant une composition harmonique de forces choisies, captées dans le courant et mises en résonance que le pinceau est guidé dans les trois dimensions de l’espace, pour aboutir aux traits qui forment le tableau. A ce stade, “l’encre” sera l’eau de la rivière, ensuite matérialisée selon l’environnement [4].

Pour les séries Avec le torrent et Avec la rivière, le dispositif est un bout de bois qui, plongé dans le courant sert de flotteur et de « tracteur » et qui, entraîné par le flux et relié par une ficelle à une branche ou une pierre (pinceau), trace un trait sur la terre meuble de la berge ou sur le support rapporté (toile).

– C’est un travail extrêmement cruel des fois, lorsqu’on y arrive pas. Mais on est hyper heureux quand on arrive à échanger, à capter, à rentrer dans des trucs, à travailler ou à jouer avec, à être avec. Aboutir à une résonance, c’est une exception, c’est rare. C’est un évènement, une grande joie, on trouve ça beau et on a envie de le partager [5].

Selon la nature du support, de la nature et de la taille de l’objet « tracteur », mais aussi de la force du courant et de son type d’écoulement, se dessine une relation déterminée par les gestes en présence : geste du dispositif, geste de la rivière gonflée par les pluies d’orage ou alentie par les jours chauds de l’été. Ce sont ces équilibres dynamiquesqui, sans qu’il n’y ait d’intervention directe, donneront des formes, feront passer l’énergie des éléments du volume au plan (figs. 23-27).

Il s’agit pour Jacques Dégeilh d’inventer les conditions d’une « résonance » avec le milieu, et ce par des recherches qui peuvent être très approfondies (ici en particulier sur la physique des flux pour comprendre les phénomènes de tourbillons dans l’eau du torrent [6]) et par la création d’outils ou de dispositifs de captation qui viendront « prolonger » le geste de la rivière. Pour expliquer le mouvement auquel il tente de participer et que ses dispositifs tentent de faire passer du volume au plan (de l’énergie du torrent à la toile) dans la série Avec la rivière, Jacques Dégeilh remarque : « Le mouvement de la rivière, en volume, c’est comme tenir un canard ; sans savoir dans quel sens il va bouger. C’est un truc vivant ! » [7].

Dans les deux séries d’œuvres présentées ci-après, comme dans l’ensemble du travail de Jacques Dégeilh, c’est le vécu de la relation qui importe, et qui au fil du temps et des expériences, rend possible une plus grande familiarité [8] avec les éléments. C’est un rapprochement graduel, qui a d’abord lieu par l’outil ou le dispositif, jusqu’à ce que l’outil lui-même « se raccourcisse » au maximum et que puisse exister une « réponse » qui donne forme à la relation. Ainsi, la proposition d’un plan, d’une surface à l’environnement est déjà un geste qui tente d’entrer en relation.

Certaines œuvres de Jacques Dégeilh sont éphémères, plus proche de l’installation, elles disparaissent en une saison, un après-midi ou avec la première pluie. Le choix de faire intervenir un support (toile, panneau) est ainsi d’emblée un geste artistique, qui en proposant de passer du volume au plan produit déjà une image, tout comme la présence du support dans l’environnement produit elle aussi un léger décalage et amorce déjà une relation, un échange.

– Aujourd’hui je peins uniquement avec de l’eau ou de l’air, des fois de la poussière. Ce qui est le cas sur les toiles que tu as vues, mais aujourd’hui je ne fixe plus. Il n’y a plus de support, c’est sur un rocher. Je ne fixe plus, donc ça disparaît. […] Ce qui me plaît le plus c’est d’aboutir à quelque chose, et puis que ça disparaisse. C’est comme si tu faisais des oiseaux… et de temps en temps, le plus beau, tu le prends et tu le lâches [9].

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[2] Jacques Dégeilh, extrait des carnets de travail 2003-2004, archives de l’Atelier Jacques Dégeilh.

[3] Jacques Dégeilh, Peinture. L’empreinte d’une relation. EcoGraphie ou EcoExpressionnisme, autopublication, 2017.

[4] Jacques Dégeilh, extrait des carnets de travail 2003-2004, archives de l’Atelier Jacques Dégeilh.

[5] Extrait d’entretien avec Claire Mélot, réalisé en février 2024, voir infra, « Annexes ».

[6] Recherches sur le nombre de Reynolds et sur la résonance par vibration sympathique des cordes en musique. Voir au sein de ce dossier, les figs. 16 et17 ainsi que la vidéo en fig. 20, illustrant notre article « Pratiques d’assemblages. Texte – architecture – sculpture. La matière comme relation » (en ligne).

[7] Extrait d’entretien avec Claire Mélot, réalisé en février 2024, voir infra, « Annexes ».

[8] « [...] tu as moins besoin d’outils puisque tu as une sensation que tu as acquis, qui reste. Un peu comme quand tu as connu quelqu’un, il y a une connaissance qui reste, mais ici c’est avec le paysage. Tu vois tout ça là, ce sont des bouquins sur la montagne, mais il y a aussi une connaissance par l’atavisme, par la paysannerie dans la famille, plus quand même d’avoir bûché les phénomènes montagnards, et les travaux entre le volume et le plan, etc., tout ce travail-là c’est vrai que ça donne, à peine un petit peu, une familiarité avec l’environnement. »

[9] Extrait d’entretien avec Claire Mélot, réalisé en février 2024, voir infra, « Annexes ».