Les adaptations illustrées de
Rabelais au Japon (1934-2018)

- Aya Iwashita-Kajiro
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Fig. 4. ABC Book, G, Gargantua
monogatari
,1966

  1. Rabelais, Pantagruel monogatari (L’histoire de Pantagruel), adaptation par Ichiro Baba, illustrations par Senzaburo Ikeda, dans Don Kihote, Hora-Dansyaku no Boken (Don Quichotte, l'aventure du baron fanfaron), éd. Kenzo Nakajima, Tokyo, Kokudo-sha, coll. « Jyunia ban, Sekai no Meisaku » (« Les chefs-d’œuvre pour la jeunesse »), 1965, pp. 81-100. [L’adaptation et les illustrations sont identiques à celles publiées chez Sanjyu-shobou en 1957. ID de la NDL : 000000822234.]
  2. ABC Book, G, Gargantua monogatari (ABC Book, G, L’Histoire de Gargantua), adaptation par Hiroyuki Yamanouchi, illustrations par Masami Yoshizaki, Tokyo, Sekaishuppan-sha, 1966 (fig. 4). [Environ 23 illustrations au total, en comptant la première et la quatrième de couverture, ainsi que les pages de garde. Elles sont en couleur et les personnages portent plutôt des costumes de style rococo. Il n’y a pas d’ID dans la collection de la NDL.]
  3. Rabelais, Gargantua monogatari (L’Histoire de Gargantua), adaptation par Itaru Mori, illustrations par Suzushi Yaguruma, dans Shonen Shojyo Seka no Meisaku Bungaku (Les chefs-d’œuvre littéraires pour les garçons et les filles), n° 19 (France 1), Tokyo, Shogakukan,1968, pp. 19-168. [Environ 26 illustrations dont deux en couleurs, au début et au milieu du texte : elles représentent respectivement Gargantua démolissant le château du Gué de Vède, et Gargantua sur sa jument, défiant les mouches bovines de la Beauce. ID de la NDL : 000000827585.]
  4. François Rabelais, Isetsu Gargantua (Un autre Gargantua), adaptation par Eriya Taniguchi, illustrations par Gustave Doré, Tokyo, Michitani, 2018. [ID de la NDL : 29255379.]

Ces ouvrages ont été publiés entre 1934 et 1968, sauf le dernier qui date de 2018. Parmi eux, sept livres sont consacrés au Gargantua, et quatre au Pantagruel ; seul le Gargantua to Pantagruel no monogatari publié en 1954 contient plusieurs œuvres de Rabelais – Gargantua, Pantagruel, Le Tiers livre et Le Quart livre –, adaptées pour la jeunesse par Kazuo Watanabe, qui est aussi le premier traducteur du texte original de Rabelais pour les adultes. Quant aux illustrations, trois de ces publications se sont servies d’images déjà connues en France, celles de Pierre Courcelles dans le Gargantua de 1934-1937 et celles de Gustave Doré dans les publications de 1954 et de 2018 [3]. Pour le reste, les illustrations sont originales et réalisées par des illustrateurs japonais.

On peut distinguer grosso-modo deux genres parmi ces livres : le livre pour la jeunesse accompagné d’illustrations relativement simples, et l’album pour enfants dans lequel l’illustration est prédominante. Au Japon, le premier de ces deux genres cible généralement la jeunesse à partir de l’école élémentaire jusqu’à l’adolescence, et le second le nourrisson jusqu’à l’âge de cinq ans [4]. Les études sur les livres de jeunesse suivent également cette partition : celles qui portent sur la littérature de jeunesse, avec ou sans illustrations, et celles qui se concentrent sur les albums pour enfants. Même si ces deux genres ont bien entendu en commun de viser un public non adulte, ils correspondent à deux champs d’études différents, car les études critiques ont en général tendance à mettre l’accent sur le texte.

Les études sur la littérature de jeunesse ont débuté relativement tôt. Au cours de l’ère Meiji (1868-1912) et de l’ère Taisho (1912-1926), certains mythologues, ethnologues, spécialistes de la littérature japonaise ou de la littérature de jeunesse ont entamé des recherches, notamment à propos des contes anciens [5]. Dix ans après la création de Nihon-Kindai-Bungakukai (l’Association pour les études de littérature japonaise moderne), une association d’étude de littérature pour enfants, Nihon-Jido-Bunngaku-gakkai, a été fondée en 1962 afin d’approfondir les études dans ce domaine et de développer la littérature pour la jeunesse. Cependant, ces études prennent principalement pour objet le texte : les illustrations et les illustrateurs y constituent un objet de recherche secondaire.

Tandis que se développaient les études sur la littérature de jeunesse, sous l’impulsion de cette association, les études portant sur les albums pour enfants sont, quant à elles, restées marginales [6], en dépit de quelques chercheurs qui se sont intéressés à l’histoire des livres d’images au Japon. Mais une nouvelle association, Ehon-gakkai (l’Association pour les études des livres d’images) a été créée en 1997 pour développer les recherches sur le livre d’images : y participent des chercheurs, des enseignants, des conservateurs de musées, des éditeurs, des auteurs, des dessinateurs, des animateurs, etc. Tomomi Fujimoto avance quatre raisons pour expliquer le retard dans ce domaine [7]. Premièrement, la plupart des formes prises par le livre d’images se sont développées sous l’influence des pays occidentaux, et leur prise en considération comme objets d’études est récente au Japon. Deuxièmement, on a longtemps eu tendance à ne pas accorder d’importance au livre d’images, dans la mesure où on voyait en lui un objet semblable au jouet. Troisièmement, on a souvent accordé la priorité au texte sans analyser les illustrations dans le cadre académique. Enfin, les chercheurs ont éprouvé un certain embarras face à ce médium composite. Les illustrations et les illustrateurs ont donc depuis longtemps un statut périphérique, même si ce champ est actuellement en train de se développer. Ainsi s’explique le statut doublement marginal des livres en japonais présentant des illustrations des œuvres de Rabelais. Compte tenu du petit nombre de recherches précises sur chaque illustration et sur chaque illustrateur, il n’est pas inutile de faire le point sur le contexte éditorial, afin de comprendre quelles intentions ont présidé aux publications des livres illustrés de Rabelais.

Déjà, à l’ère de Meiji (1868-1912), le Japon a importé et traduit les contes de Grimm, ceux d’Andersen, ou Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, et les enfants les lisaient [8]. A partir de 1875, le gouvernement japonais a envoyé les étudiants à l’étranger en mettant l’accent sur l’apport culturel étranger pour la politique nationale [9]. Dans ce cadre, Yoji Ito (1901-1955) fait des études d’ingénierie en Allemagne entre 1927 et 1929 et rapporte au Japon, pour sa nièce et son neveu, un exemplaire de Der Struwwelpeter de Heinrich Hoffmann (1845), qu’il traduit et publie en 1936 sous le titre de Boubou Atama (chez Shokoukai-shuppanbu). Kazuo Watanabe, le premier traducteur de Rabelais, part également dans ce cadre en séjour d’études en France entre 1931 et 1933, envoyé par le ministère de l’Education. Ce système gouvernemental de l’envoi d’étudiants à l’étranger a contribué non seulement à introduire au Japon l’éducation et le savoir des pays étrangers, mais aussi la culture de ces pays et en particulier celle des livres pour enfants. Par la suite, Natsuhiko Yamamoto, après un séjour de trois ans en France chez une connaissance privée, traduit et publie en 1941 l’Histoire du vieux crocodile de Léopold Chauveau. Ces deux livres traduits en japonais avec les illustrations originales semblent avoir été largement lus par les enfants japonais de l’époque. C’est aussi dans ce contexte de développement de la culture et de l’éducation des enfants par le gouvernement japonais, et d’effervescence des publications pour enfants, qu’on pourrait situer la première série de traductions effectuées par Kiyoji Honda en 1934-1937 (n° 1). Il s’agit de la traduction illustrée en feuilleton de l’adaptation pour la jeunesse du Gargantua par Gilles Robertet, en deux langues, le français et le japonais, avec des notes et quelques commentaires ; elle se présente sous la forme d’un manuel à destination du grand public pour apprendre à lire l’œuvre française. Dans cette série, les illustrations par Pierre Courcelles sont partiellement utilisées. Il est à noter que même si c’est la traduction d’une adaptation, cette introduction de l’œuvre de Rabelais dans la société japonaise précède la traduction du texte original par Kazuo Watanabe en 1939 [10].

 

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[3] L’artiste et adaptateur Eriya Taniguchi collectionne les gravures de Gustave Doré.
[4] Il existe une autre subdivision moins importante, « Yonen Jido Bungaku (la littérature pour la première enfance et les écoliers) », dont le public est constitué par les enfants entre 5 et 8 ans. Mais nous ne la traitons pas ici en raison du petit nombre d’exemples qui la concernent dans notre corpus. Voir M. Yonekawa, « Stories for Preschool Children : An Examination of the Interval between Picture Books and Children’s Literature » [écrit en japonais], Bulletin of Seirei Women's Junior College, n° 41, 2013, pp. 81-91.
[5] Sur l’histoire des études de la littérature de jeunesse, voir Jido Bungaku Jiten (Dictionnaire de la littérature de jeunesse), Tokyo, Tokyo-shoseki, 1988 (en ligne. Consulté le 3 mai 2024).
[6] Sur l’histoire des études des livres d’images, voir T. Fujimoto, « Ehon Kenkyu (les études sur les livres d’images) » dans Hajimete Manabu Nihon no Ehonshi (Premier apprentissage de l’histoire des livres d’images japonais), t. III, Shin Torigoe (dir.) , Kyoto, Minerva-shobou, 2002, pp. 353-366.
[7] Ibid.
[8] Sur le contexte historique des publications de la littérature de jeunesse et des livres d’images pour enfants, nous sommes redevable aux ouvrages suivants : Hajimete Manabu Nihon no Ehonshi (Premier apprentissage de l’histoire des livres d’images japonais), Op. cit., t. II ; Zusetsu Kodomo no hon, honyaku no ayumi Jiten (Encyclopédie illustrée de l’histoire des livres pour enfants et de leurs traductions), éd. par le Groupe d’études sur les livres pour enfants et l’histoire de ses traductions, Tokyo, Kashiwa-shobou, 2002.
[9] Voir N. Tsuji, « The functional conversion of sending students abroad system by the ministry of education in Japan in the early 20th century » [écrit en japonais], Journal of the history of Tokyo University, n° 26, 2008, pp. 21-38.
[10] Rabelais, « Gargantua(1) », traduit par Kazuo Watanabe, Chisei, n° 2, Tokyo, Kawade Shobou, 1939. Voir notre article cité dans la note 1.