« Un regard formel et tactile »
Le support du carnet se prête particulièrement bien à ces jeux de contrastes, en tant qu’espace d’expérimentation des formes et des contenus. Ainsi, d’après Xavier Canonne, « le livre, la revue, le cahier sous forme de pêle-mêle auquel [Mariën] aura abondamment recours, sont pour lui des formules idéales pour exprimer [le] décloisonnement, tout convenant à la page imprimée pour mieux abolir les genres et les disciplines » [17]. Par les rapprochements qui s’y opèrent entre images de diverses époques, médiums variés et thématiques discordantes, ces cahiers rappellent des pratiques répandues au sein du mouvement surréaliste, qui prône la création de chocs entre les images, qu’il s’agisse d’images mentales, poétiques, ou de créations visuelles. Cependant, au lieu de faire dialoguer les images au sein d’un même tableau synoptique face auquel le regardeur maintient une position fixe en laissant ses yeux découvrir l’ensemble, comme ce serait le cas pour un collage ou un montage, le cahier ne peut pleinement dévoiler les liens et les discordances qui se produisent entre ses pages qu’en se soumettant au feuillettement. En laissant deviner par sa légère transparence les silhouettes de la page suivante, le papier fin qui sépare les pages décuple l’effet de jeu entre le caché et le visible auquel se prêtent ces albums entre les mains de celui qui les manipule.
Et si en recouvrant ces livrets de photographies aguicheuses, Mariën s’assure que le regard s’y arrête avant même que leur contenu ne soit dévoilé, c’est le contact par la main qui permet de déployer les tensions qui se jouent derrière les couvertures. Alors que de nombreuses double-pages sont pensées de façon à créer des chocs sur une surface limitée, leur maniement permet de faire résonner les images les unes avec les autres dans l’ordre choisi, le lecteur s’adonnant à une « flânerie visuelle » [18] rendue possible par le rapport de proximité à l’objet. Ainsi, dans son essai sur les carnets inédits d’écrivains et d’artistes, Thierry Davila remarque : « C’est (…) un regard formel et tactile qui est ici sollicité, un regard formel et par conséquent tactile qui est inventé par la facture même de ces pièces uniques en leur genre (…), qui s’apparie à une contemplation appliquée » [19]. Ces livrets, qui n’ont pas été reproduits par le poète à l’intention d’une diffusion, n’existent que dans cette forme concrète et doivent être appréhendés dans leur matérialité, par le biais de la vision haptique qui prend en compte leur surface comme condition de leur lisibilité.
Dans cet ordre d’idées, à la contemplation des cahiers de Mariën, c’est un double rapport sensoriel qui se crée entre l’objet et son utilisateur, dont le maniement physique du carnet est un premier niveau. Le second a trait aux images dévoilées par ces gestes et fait appel aux neurones miroirs, activés par leur contenu, qui permettent une simulation de l’action perçue dans le cerveau. Les images pornographiques sont en effet généralement destinées à susciter une réponse somatique chez celui ou celle qui les regarde en stimulant ses sens par la simple représentation de corps dénudés. Claude Bonnet note à cet égard : « […] il a été montré que l’action visuelle provoque chez l’observateur des activations dans des régions motrices et prémotrices, comme si les neurones de ces régions du système moteur entraient en résonance […] » [20]. Par la voie des neurones miroirs et des fonctions de reconnaissance du corps humain spécifiquement [21], ces objets agissent sur leur récepteur à un niveau qui précède la conscientisation de leur contenu, donnant lieu à une dissonance qui se joue à un niveau aussi bien cognitif que somatosensoriel. Or, c’est précisément cet appel décuplé aux sensations qui fait basculer ces albums déroutants dans le domaine de l’œuvre, puisque, d’après Deleuze et Guattari, « le but de l’art, avec les moyens du matériau, c’est d’arracher le percept aux perceptions d’objet et aux états d’un sujet percevant, d’arracher l’affect aux affections comme passage d’un état à un autre. Extraire un bloc de sensations, un pur être de sensation » [22].
Classées en marge des archives relatives à la production littéraire de Marcel Mariën, les collections d’images de l’écrivain n’en recèlent pas moins des documents éclairants sur sa création et la construction de l’imaginaire qui entoure son œuvre. S’il n’est pas toujours aisé d’identifier l’usage exact fait par Mariën des documents iconographiques qui s’y trouvent, ni de leur rapport à son œuvre poétique – si tel rapport direct il y a –, ces images participent d’un écosystème qui habite le monde de l’écrivain et qui catalyse ses gestes créatifs. Ainsi, d’après Xavier Canonne, « […] concernant l’œuvre de Mariën, tout pourrait se considérer sous le seul angle de la littérature, collages, film, photographies, assemblages ou écrits visant à la formulation de sa pensée, qu’elle soit poétique, politique ou témoignant d’une réflexion portée sur le monde, plus exactement sur la condition humaine » [23].
Dès lors que ces ensembles iconographiques traduisent la façon dont le poète perçoit le monde, les dossiers d’archives visuelles du Fonds Marcel Mariën constituent une sorte de coupe transversale de ses processus créatifs. Ce mode d’accumulation évoque en effet la mise en rapport avec l’espace propre au meuble de rangement, tel qu’il est théorisé par Gaston Bachelard dans La Poétique de l’espace, où le philosophe compare « [l]’armoire et ses rayons, le secrétaire et ses tiroirs, le coffre et son double fond » à « de véritables organes de la vie psychologique secrète » [24]. Un parallèle se trace ainsi, selon l’analogie de Bachelard, entre la conservation d’objets et l’organisation de la « vie intérieure » de celui qui s’y adonne. En effet, le geste de stockage est un geste vers l’intérieur ; c’est un geste profondément intime, qui participe de la construction de soi. La richesse et la diversité des stocks d’images de Mariën se montrent alors comme étant une réverbération de sa pensée ; les propos du poète dans l’avertissement à Sauter aux yeux, sa dernière publication, en témoignent :
Les images se suivent et ne se ressemblent pas. Il n’y a pas d’ordre qui tienne, de classement à établir ou à respecter. Voyez Paris : la Tour Eiffel, les Arènes, l’Obélisque, l’Opéra, la Pyramide du Louvre. On dirait un fourre-tout. Aucun ordre, ni alphabétique, ni chronologique. Le vieux voisine avec le neuf, la fin côtoie l’origine. Ce mélange est fait à notre image [25].
Et si les gestes d’accumulation reflètent les rouages de l’esprit de Mariën, le maniement par un regardeur surprend l’œuvre en train de se faire devant ses yeux. Les sensations corporelles provoquées par ces images et les réactions kinétiques qu’elles suscitent participent de la déconstruction de leurs fonctions en agissant sur leur affordance, c’est-à-dire la manière dont l’objet évoque et conduit ses usages, faisant appel à « cette faculté de l’homme (…) à guider ses comportements en percevant ce que l’environnement lui offre en termes de potentialités d’actions » [26]. Cette façon de détourner l’objet concret par le biais de son rapport au corps de la personne qui le manipule s’attache à la « qualité performative » [27] des archives de Mariën, pour emprunter le terme de Mieke Bleyen. Ces créations, appréhendées dans leur rapport étroit à l’espace où elles ont été accumulées, l’attestent : les images qu’elles abritent exercent leur pouvoir déroutant lorsqu’elles sont soumises à la perception kinesthésique, ouvrant la voie à une expérience esthésique qui s’esquisse au croisement des gestes et du toucher.
[17] X. Canonne, Marcel Mariën, le passager clandestin, Op. cit., p. 87.
[18] T. Davila, « Cosmogrammes », dans Uniques. Cahiers écrits, dessinés, inimprimés, sous la direction de T. Davila, Genève, Fondation Martin Bodmer et Paris, Flammarion, 2018, p. 15.
[19] Ibid., p. 16.
[20] C. Bonnet, « Vision et représentation des mouvements du corps », dans Sémiotique du mouvement. Du geste à la parole, sous la direction de S. Freyermuth, D. Keller et J.-F. Bonnot, Berne, Peter Lang, 2015, p. 95.
[21] Ibid., pp. 96-97.
[22] G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est‐ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 200.
[23] X. Canonne, Marcel Mariën, le passager clandestin, Op. cit., p. 87.
[24] Ibid., p. 83.
[25] M. Mariën, « Le mot de la fin », dans Sauter aux yeux, Bruxelles, Les Lèvres nues, 1993, p. 7.
[26] M. Luyat et T. Regia-Corte, « Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept », L’Année psychologique, vol. 109, 2009, pp. 297-332 (en ligne. Consulté le 2 mars 2023).
[27] M. Bleyen, Minor Aesthetics. The Photographic Work of Marcel Mariën, Op. cit., p. 203.