Résumé
L’œuvre de Marcel Mariën, figure incontournable du surréalisme belge, est fondamentalement intermédiale et souvent chargée d’érotisme sans pudeur. Les nombreux détournements d’images réalisés par cet écrivain et plasticien reposent sur une perception sensuelle de ces supports. Afin de mettre en lumière l’écosystème d’images qui se situe simultanément en amont et en aval de l’œuvre, cet article se propose d’étudier les collections d’images ayant appartenu à Mariën, conservées aux Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles. En partant de la question « que fait le toucher à l’image concrète ? », nous en viendrons à interroger le rapport haptique entre l’image et son regardeur, lien qui se bâtit sur la proximité, l’affect et la kinesthésie.
Mots-clés : Marcel Mariën, archives, collection d’images, affect; perception haptique
Abstract
The work of Marcel Mariën, a key figure of Belgian surrealism, is fundamentally intermedial and often charged with unashamed eroticism. The many ways in which this writer and visual artist uses images are based on a sensual perception of these media. In order to shed light on the ecosystem of images that both inspires and inhabits his work, this article proposes to study the collections of images that belonged to Mariën, kept at the Archives and Museum of Literature in Brussels. Starting from the question "What does touch do to the concrete image?", we will examine the haptic relationship between the image and its viewer, a link built on proximity, affect and kinesthesia.
Keywords: Marcel Mariën, archives, image collection, affect, haptic perception
Marcel Mariën (1920-1993) est une figure-clé du surréalisme belge : poète, photographe, collagiste, il a également été chroniqueur du mouvement [1], dont il est paradoxalement demeuré en marge en raison de la nature atypique de sa production littéraire et plastique. L’œuvre de Marcel Mariën est fondamentalement intermédiale : chez lui, mots et images dialoguent, se complètent, se subvertissent dans des créations qui cherchent à bousculer les conceptions de ce qui est vu comme esthétique et moral. Souvent chargées d’érotisme sans pudeur, ses créations ne craignent pas non plus le commentaire politique ou idéologique, prenant notamment pour cibles les institutions religieuses.
La collection du Fonds Marcel Mariën aux Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles offre une vue très riche de sa longue carrière. Elle contient de nombreux manuscrits, correspondances, coupures de journaux relatives aux manifestations surréalistes, mais aussi des réalisations inédites de Mariën, telles des poèmes griffonnés en marge de feuilles volantes ou des collages de toutes sortes. D’après Mieke Bleyen, la pratique « frénétique » de l’archivage de documents par Mariën peut être rattachée à sa qualité d’historien du surréalisme belge ; cette accumulation de preuves d’une production artistique et littéraire sous forme de textes, articles et photographies constitue alors un « répertoire éphémère de pratiques et de savoirs incarnés » [2]. En ce sens, la conservation d’objets d’archives est destinée à l’usage d’une postérité, et présuppose une découverte de ces documents par autrui dans le futur.
Or, il existe des dossiers au sein du Fonds Marcel Mariën, étiquetés comme « documentation rassemblée par Mariën sur divers sujets », qui semblent être situés en marge de cette volonté de catalogage et de transmission aux futures générations. Ces classeurs révèlent des amas de documents s’apparentant à des banques d’images réunies par l’écrivain-artiste, dont le contenu couvre un large éventail de matière iconographique de provenances diverses. Les termes « archive », « stock » et « collection » sont donc ici dotés d’une certaine porosité, précisément parce que cette limite semble avoir été gommée par Mariën lui-même. Rien ne permet ici de déceler les modalités de constitution de ces amas d’images, et leurs finalités se confondent entre une volonté de conservation pour soi ou pour autrui, une accumulation en vue d’une utilisation ultérieure, et un souhait de garder près de soi des objets précieux, qui implique un attachement affectif.
En plongeant dans les archives visuelles de Marcel Mariën, nous nous pencherons sur cet écosystème d’images qui se situe simultanément en amont et en aval de l’œuvre, constitué au fil d’années d’accumulation, de collection, d’archivage, de découpage et de classement. Le dénominateur commun de ces pratiques est le geste de maniement physique, qui active une perception haptique de l’image concrète, à savoir qui se trouve, comme le définit Guillemette Bolens, à l’intersection des sensations tactiles et kinesthésiques [3]. Surtout, tenant compte des propriétés figuratives des objets étudiés, nous considérerons la perception haptique au point de convergence entre le toucher et la vue, puisque la manière dont les gestes peuvent altérer la nature et agir sur le statut de ces objets iconographiques a trait principalement à leur mise à disposition du regard d’autrui. Ainsi, Tim Ingold propose de considérer l’haptique et l’optique comme des prolongements l’un de l’autre [4], ouvrant nos possibilités perceptuelles au « toucher optique » et à la « vision haptique », deux pendants d’une même manière d’appréhender le monde qui prend en compte la surface et la matérialité des objets. En partant de la question « que fait le toucher à l’image concrète ? », nous en viendrons donc aussi à interroger le rapport haptique entre l’image et son regardeur, lien qui, comme le propose Ingold, se fonde sur la proximité, l’affect et la kinesthésie [5].
[1] Notons ici son ouvrage L’Activité surréaliste en Belgique 1924-1950, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1979.
[2] D. Taylor, The Archive and the Repertoire. Performing Cultural Memory in the Americas, Durham-Londres, Duke University Press, 2003, pp. 19-20, citée par M. Bleyen ; Minor Aesthetics. The Photographic Work of Marcel Mariën, Leuven, Leuven University Press, 2014, p. 203.
[3] G. Bolens, « L’Haptique en littérature », conférence dans le cadre du colloque Le Toucher. Prospections médicales, littéraires et artistiques, Faculdade de Letras da Universidade do Porto, 8-9 octobre 2018.
[4] T. Ingold, « Surface Visions », Theory, Culture & Society, 34 (7-8), 2017, p. 101.
[5] Ibid.