A/du revers des images dans Thésée,
sa vie nouvelle de Camille de Toledo
- Corentin Lahouste
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Fig. 14. C. de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, p. 23
Fig. 15. C. de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, p. 33
Fig. 16. C. de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, p. 38
Fig. 17. C. de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, p. 58
Fig. 18. C. de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, p. 247
Fig. 19. C. de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, p. 83
Fig. 20. C. de Toledo,
Thésée, sa vie nouvelle, p. 164
Ces trois premières photographies sont par ailleurs sibyllines, en n’étant absolument pas situées, en n’étant pas inscrites dans un quelconque contexte. Elles témoignent, pour reprendre les termes employés par Jean-Christophe Bailly dans son essai L’Imagement, du « dépôt actif d’un nœud ou plutôt d’un nouage de sens singulier qui est distinct de tous les autres effets de sens et qui, dans l’espace délimité par la surface où il advient, déploie une puissance énigmatique illimitée » [25]. Ces trois clichés pris sur le vif – dont on se rend par ailleurs bien vite compte qu’ils ne sont que parties d’image, qu’une découpe et un recadrage ont été opérés sur chacun d’eux, qui permettent une focalisation bien précise –, prises sur le vif, au-delà de renforcer le caractère nébuleux du texte, fragilisent avant tout la prose. En l’intranquillisant, elles entraînent vers un autre registre de parole, moins assertif, plus délayé, dans lequel prévalent les points de suspension, qui marquent un propos laissé ouvert.
En règle générale, le régime des images interrompt celui du discours, mais le discours n’est peut-être lui-même que ce qui se nourrit de ces interruptions, que ce qui en a besoin pour se développer librement : c’est le rôle des images stupéfiantes que d’effacer un temps le discours, que de le priver de son efficacité, de sa facilité, mais pour qu’alors il se recharge à cette vérité qu’il a entrevue hors de lui [26].
La plupart des images dans le texte et tout particulièrement les trois premières qu’on y découvre, permettent donc, depuis leurs ténébreuses matière et réalité, de supporter et d’aider à faire advenir un discours terriblement difficile à tenir, des mots si douloureux à formuler. La première, qui est celle d’un regard inquiet, quasi démuni (celui du frère, devine-t-on), agit d’une certaine manière en intimant d’ouvrir les yeux, de voir plus loin que les apparences, plus loin que les faux-semblants construits et étalés [27] ; telle est la qualité haptique qu’on peut lui rattacher : de toucher, telle une « entaille qui happe » (p. 16), à travers le geste qu’elle figure et enjoint à adopter (fig. 14).
D’ailleurs, plusieurs autres regards seront par la suite adressés au lecteur/à la lectrice [28] (figs. 15 à 18). Ils établissent de surcroît un lien intergénérationnel concret (car chacun est assumé par une génération différente), à travers le geste princeps porté par le livre : celui de pleinement regarder – c’est-à-dire de multiples manières, aidé par diverses lumières [29] – pour « entendre la cohérence des mémoires, des flux du sang, des énergies retenues » (p. 171) et ainsi morceler voire faire tomber un maximum de murs [30], dont ceux que l’on érige par rapport à ce supposé « bloc d’évidence » (p. 72) que l’on nomme « le passé » :
il s’allonge parmi les images qu’ils a transportées du salon jusqu’au lit, là où il vit tout le jour ; et il reprend scène après scène les souvenirs de son enfance, retisse le fil coupé dans l’espoir de sortir du labyrinthe (…) il regarde une image, une autre ; cherche un premier indice d’où il pourrait partir ; il y a sous ses yeux des photos de son père, de sa mère ; mais tout cela n’a aucun sens ; et soudain, ça apparaît : je dois repartir de là, il pense, de cette image qu’il tient entre ses doigts où un jeune homme et une jeune femme se marient (pp. 81 et 83, nous soulignons en gras) (fig. 19).
Profondeur intensive, impulsions émancipatoires
Depuis certaines images qui l’appellent [31], qui le frappent [32], Thésée, avec son œil qui scrute et réorganise l’histoire familiale, débusque l’insu, le caché [33], ce qui se trouve au cœur de la matière des êtres qui y figurent, et non pas juste le surfaciel : « les signes qui nous dérangent » (p. 194), les « information[s] encryptée[s] » [34]. C’est ainsi que dans le cinquième chapitre – le chapitre central de l’œuvre –, est évoquée une image déterminante grâce à laquelle « il parvient à écrire » (p. 162) : celle de son frère lorsqu’il était jeune garçon, image qui transmet de la douceur et donne du courage et qui est une « trace de l’indestructible enfance » (p. 162), dit le texte (fig. 20).
A nouveau, se déclare un toucher spécifique de l’image qu’évoque explicitement l’écrivain dans son texte Ecrire la légende lorsqu’il y mentionne la même photographie qui produit un effet concret (d’apaisement) sur lui :
Je m’arrêtais sur cette photographie [du « tendre visage du frère »], je crois, pour respirer et trouver du repos. (…) En ramassant cette photographie du frère à l’âge où nous étions si complices, où la vie, dans son ensemble, était plaisante et facile, je compris que je cherchais dans son visage le souvenir de la douceur [35].
Et c’est cette matière joyeuse de l’enfance, ce fragile qui en constitue le cœur (et qui relève d’une pulsion de vie cardinale [36]), qu’il s’agit non seulement de faire rayonner mais également de protéger ; fragilité qui, récusant le monde des Trente Glorieuses [37] en échappant à son paradigme d’omnipotence et de domination [38] – celle « qui fait bander [l]es mâles en quête d’argent et de reconnaissance » (p. 144) –, est intrinsèquement politique. Telle est une des formes que peut prendre la vie nouvelle visée que mentionne le titre du roman : qui vient battre en brèche la dynamique du masculin qui a à camoufler toute fragilité et à sans cesse faire semblant [39] pour se parer de prestige. Il est ainsi explicitement question dans le texte de renverser tous ces concepts tranchants qui s’écrivent et s’imposent avec une majuscule : la Nation, le Pouvoir, la Race, la Foi, le Progrès, la Victoire, la Patrie, la Mémoire, la Croissance, l’Opulence, l’Abondance (voir pp. 221-223) [40], ces « fictions idiotes » de la dépossession qui écrasent bien plus qu’elles n’émancipent :
Mon frère est ce fragile, et moi, celui qui porte la défaite en inversant toutes les valeurs de votre monde de grands, ou devrais-je dire, [chers parents,] votre grand monde ? Je vais en finir avec la gloire, les vainqueurs, les riches, les puissants (p. 23).
Là encore, qu’il n’y ait aucune majuscule présente dans le texte participe du paradigme d’impouvoir prôné par le roman dont la textualité, hybride et hétérogène, est elle-même fragile, poreuse. L’impouvoir est donc cette puissance immatérielle que le narrateur fait ressortir de son enquête généalogique, celle qui a cruellement manqué à sa famille et qui a mené tous et toutes à un certain malheur ou plutôt et, plus justement peut-être, celle qui se trouvait au plus profond d’eux-mêmes – « [c]es échos du passé qui ricochent d’âge en âge au cœur de la matière » (p. 58) – mais qu’ils et elles refusaient de voir et de faire leur.
[25] J.-C. Bailly, L’Imagement, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2020, p. 10.
[26] Ibid., p. 72.
[27] « Revenir sur ce temps où tout naît, passer de l’autre côté de vos promesses, percer les décors dans lesquels vous nous avez élevés » (p. 93).
[28] Voir pp. 33, 38, 58 et 247. Et l’on retrouve ce motif du regard subrepticement lancé et adressé depuis le passé (il advient d’ailleurs alors que le mot fantôme est prononcé par de Toledo) dans le microfilm réalisé par l’auteur, à partir d’images filmées par son père, pour l’édition 2021 du Printemps du Livre de Grenoble. Cette création se présente comme une sorte d’addendum filmique au roman, où est donné à voir le regard du frère alors qu’il joue (visible sur Youtube. en ligne. Consulté le 9 avril 2023 - 0’41”).
[29] Voir p. 80 : « une source de lumière que je ne trouve pas en moi, il pense /se mettrait donc à éclairer mon histoire ? //une ampoule, juste ça, une ampoule /pour illuminer la nuit et me montrer la voie ? ».
[30] Il n’est pas anodin en ce sens que le personnage dans le roman n’épingle pas les photographies à un mur, suivant un dispositif fort répandu (voir A. Reverseau, J. Desclaux, M. Scibiorska et C. Lahouste, Murs d’images d’écrivains. Dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe s.), Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, février 2023), mais les laisse au sol, en un tapis grâce auquel il espère pouvoir remarcher (voir p. 71).
[31] « Je saute d’une image à l’autre, me laisse porter par ce qui m’y appelle » (C. de Toledo, Ecrire la légende, Op. cit., p. 18).
[32] « il y en a tant que je cherche surtout à retenir celles qui me frappent » (p. 139).
[33] « [D]ire ce qu’il y a là, dans l’angle mort des photographies » (C. de Toledo, Ecrire la légende, Op. cit., p. 4).
[34] C. de Toledo, Ecrire la légende, Ibid., p. 28.
[35] Ibid., p. 26.
[36] Voir « TROIS MICROFILMS - une proposition de Camille de Toledo pour le Festival de Grenoble » (en ligne sur YouTube. Consulté le 9 avril 2023 - 3’07”).
[37] Qui est aussi, à l’inverse de ce qui est recherché par le narrateur et personnage principal, l’âge de la coupure, du « cover-up de l’après-guerre » (C. de Toledo, Ecrire la légende, Ibid., p. 99).
[38] Cette époque renvoie également à un âge « de l’abondance dans la ruine » (p. 90), de la « dévoration du monde » (Ibid.), de la « comédie de la réussite » (p. 103), marqué par le capitalisme, l’extractivisme pétrolier ou encore la croyance en l’énergie infinie (voir pp. 90, 99 ou 222).
[39] Voir C. de Toledo, Ecrire la légende, Op. cit., p. 23.
[40] Mais aussi Empire, Industrie, France et Croissance (à nouveau), p. 188.