Résumé
L’article aborde le régime des images mis en œuvre dans Thésée, sa vie nouvelle (2020) de Camille de Toledo, roman à la généricité grinçante qui se singularise par les nombreux matériaux visuels qui se voient intriqués à sa textualité. On y montre comment texte et images vont de concert dans ce livre prenant la forme d’un patchwork ; comment l’hétérogénéité formelle dont il témoigne ne s’inscrit pas dans un régime schismatique, pointant la rupture, mais dans un souci de raccordement, de recouplage de l’épars, investi par une profondeur intensive couplée à des impulsions émancipatoires.
Mots-clés : textualité hybride, littérature et photographie, esthétique relationnelle, esthésiologie, politique de la littérature, Camille de Toledo
Abstract
The article discusses the image regime implemented in Camille de Toledo’s Thésée, sa vie nouvelle (2020), a novel with a grinding genericity that is distinguished by the many visual materials entangled in its textuality. We show how text and images go together in this patchwork-book; how its formal heterogeneity is not part of a schismatic regime, pointing to the rupture, but in a concern of connection – recoupling the scattered –, and invested by an intensive depth coupled with emancipatory impulses.
Keywords: hybrid textuality, literature and photography, relational esthetic, esthesiology, literary politics, Camille de Toledo
« Allons-y : je crois à la primauté du geste spontané de faire le retournement des images »
Vincent Broqua [1]
Le mot revers possède quatre grandes acceptions qui sont les suivantes :
- Côté opposé à celui qui est présenté comme principal ou à celui qui se présente en premier.
- Derrière, de l’autre côté de.
- Geste opéré avec le côté de la main opposé à la paume.
- Mauvais côté, aspect désagréable.
Elles renvoient toutes à un ou plusieurs aspect(s) lié(s) au régime des images dans Thésée, sa vie nouvelle [2], roman autofictionnel de Camille de Toledo, retenu sur la liste des finalistes du prix Goncourt à l’automne 2020. Cette œuvre relate la manière dont un homme nommé Thésée (double fictionnalisé de l’auteur), qui a fui sa terre natale et est accablé de douleurs physico-psychiques, plonge dans son histoire familiale depuis l’évènement traumatique que constitue le suicide de son frère aîné.
Un continuum verbo-visuel
Composé de neuf chapitres auxquels s’ajoutent un prologue (non titré) et un postscriptum, ce livre, à la généricité grinçante, se singularise par les nombreux matériaux visuels qui se voient intriqués à sa textualité. En effet, on peut dénombrer quarante-et-une images présentes sur un peu moins de 250 pages, c’est-à-dire qu’en moyenne, on en retrouve une toutes les six pages. Cette particularité sémiotique, médiatico-poétique même, est liée à la genèse du texte qui a débuté avec la réouverture par l’écrivain de cartons d’archives familiales remplis d’images auxquelles il a voulu se confronter, comme il l’évoque dans son court texte Ecrire la légende rédigé en 2018, à l’occasion de sa résidence durant cinq mois au Labo de création du Ciclic Centre-Val de Loire [3], qui a coïncidé avec le travail d’écriture du roman :
Ecrire une légende, en marge de la légende familiale ; écrire un texte, à côté des images, pour voir ce qui se niche derrière tous ces moments de joie. (…) S’appuyer sur cette chose fuyante, l’image, pour retrouver la mémoire, et ainsi, par cette mémoire, produire le texte qui doit courir comme une exégèse, pour dire ce qu’il y a là, dans l’angle mort des photographies [4].
A la suite de ce cadrage contextuel et génétique – auxquels certains passages du roman font d’ailleurs référence [5] –, de Toledo poursuit et commente cet ordonnancement particulier du travail d’écriture :
Mais avant, mesurer combien est étrange cette configuration. Le texte après les images. A moins que ce ne soit ça, en fait, la position du texte, à l’heure des vies archivées, des existences instagrammées. Il ne serait plus là, en avant, à l’avant-garde, ou souverain, seul, détaché, mais toujours, d’une certaine façon, en marge des images qui forment le récit de la vie [6].
Aussi, ce sont bien des images qui sont à l’origine du geste d’écriture, qui viennent le nourrir et ont permis qu’il se déploie. Elles peuvent dès lors être considérées comme de la matière littéraire non textuelle, agissant non pas comme de simples annexes, mais comme des prothèses visuelles, ainsi que le formulerait Kendall Walton [7]. Le texte et l’image, dans Thésée, sa vie nouvelle, sont deux « matières qui se fondent en un seul continuum » (p. 138) pour reprendre une formule employée dans l’œuvre ; matières qui, arrimées l’une à l’autre, n’agissent par conséquent pas comme deux entités distinctes mais vont de concert, à l’instar de ce qui se joue par exemple dans certains textes de Bernard Noël tel qu’a pu le mettre en avant Muriel Berthou Crestey [8]. Ainsi, certaines des images qui ponctuent les premier et deuxième chapitres – celles prises lors du voyage en train entre Paris et Berlin –, non déictiques, et sur lesquelles on bute par conséquent quelque peu lors d’une première lecture, se révèlent pure énonciation, en venant redoubler la fébrilité du personnage principal ; elles sont de l’ordre d’un geste narratif et, appuyant le trouble, rejouent donc sur un plan visuel la matière (affectivo-)verbale du texte (figs. 1 à 4 [**]).
Mais quel est donc ce fil visuel qui occupe une place importante et joue un rôle prépondérant dans cette œuvre qui, en juxtaposant mémoire individuelle et mémoire collective, fabule en attestant et atteste en fabulant [9] ? Quel sous-texte ou plutôt quel imaginaire porte-t-il et, surtout, de quels types d’images est-il question ? (fig. 5 )
[*] Article publié dans le cadre d’un financement postdoctoral lié au projet HANDLING basé à l’UCLouvain, dirigé par la professeure Anne Reverseau et financé par l’ERC (European Research Council – programme « Horizon 2020 », bourse n° 804259).
[**] Les images servant d’illustrations à l’article sont toutes issues de Thésée, sa vie nouvelle. Camille de Toledo, qui a accepté qu’elles soient reproduites dans cet article, tient à préciser qu’elles y témoignent « non de la réalité des noms et des visages des membres de la famille de l’auteur, mais du dialogue permanent entre la vie et la mort, pour l’écriture du livre. Il relève de la pratique de l’auteur d’user d’écarts, de déplacements, pour protéger les vies et les noms de celles et ceux qui ont vécu et qui sont morts ».
[1] V. Broqua, Récupérer, Paris, Les petits matins, 2015, coll. « Les grands soirs », p. 116.
[2] C. de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, Lagrasse, Verdier, 2020.
[3] Agence régionale pour le livre, l’image et la culture numérique (en ligne. Consulté le 9 avril 2023).
[4] C. de Toledo, Ecrire la légende, s.l., Ciclic éditions, mars 2018, p. 4 (en ligne. Consulté le 9 avril 2023).
[5] Dans le premier chapitre sont ainsi évoqués « trois cartons remplis du souvenir des siens : des lettres, des courriels, des manuscrits, des photographies de son enfance » (p. 22), dont la nature exacte est précisée dans le deuxième chapitre : « les mots du vieux [l’arrière-grand-père] sont enfuis au fond des cartons avec les lettres de son père, les carnets de sa mère, les e-mails de son frère, les photographies de l’enfance » (p. 32) ; l’ensemble formant la « masse inerte du temps qui l’effondre » (p. 149).
[6] C. de Toledo, Ecrire la légende, Op. cit., p. 4, nous soulignons.
[7] Voir K. L. Walton, Mimesis as Make-Believe. On the Foundations of the Representational Arts, Cambridge, Harvard University Press, 1990.
[8] Voir M. Berthou Crestey, « Rhétorique du référent invisible », actes du colloque Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités, NYU, Paris, 26 & 27 octobre 2012, Phlit, 12 juillet 2013 (en ligne. Consulté le 9 avril 2023).
[9] Le récit est tout entier inscrit dans la tension entre le documentaire et le fabulaire, l’œuvre investissant un espace tiers entre ces deux régimes. Voir l’entretien avec l’écrivain mené par Johan Faerber en mai 2018 dans le cadre du projet « Ecrire la légende » (en ligne. Consulté le 9 avril 2023).